Il y a des podiums sur lesquels on se passerait bien de monter. Celui-ci en est un : «La France demeure le pays européen qui a le plus recours à l’enfermement des personnes étrangères en vue de les éloigner.» La phrase est tirée du rapport annuel de six associations qui interviennent en centre de rétention administrative (CRA), dont la Cimade, l’ordre de Malte ou encore France terre d’asile. Et à les croire, le procédé serait peu efficace et surtout utilisé comme un outil politique de dissuasion de l’immigration illégale. «Ce qu’on voit depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, c’est une intensification de l’usage de la rétention. Le gouvernement a complètement banalisé l’enfermement, avec une logique d’affichage qui consiste à vouloir massivement éloigner et qui marche très mal, estime David Rohi, responsable de la Cimade. On a créé 480 places supplémentaires, on n’avait pas vu ça depuis Sarkozy.»

En 2018, plus de 45 000 personnes ont effectué un séjour en CRA pour une durée moyenne de 14,6 jours (contre 12,8 en 2017). Or dans la moitié des cas et jusqu’aux trois quarts des cas dans certains centres, comme ceux de Sète et de Hendaye, le placement en rétention ne débouche pas sur une expulsion. C’est pourtant là l’unique objectif, en principe, d’une telle retenue administrative. Cette faible proportion s’explique notamment par l’augmentation des remises en liberté ordonnées par la justice : jusqu’à 40% des personnes retenues sont libérées avant d’être expulsées. Les années précédentes, ce chiffre se situait plutôt autour de 30%. «La politique s’est beaucoup durcie, la durée s’est allongée mais le taux d’expulsion – attention, on ne plaide pas non plus pour cette pratique – ne s’est pas amélioré, parce que beaucoup de personnes sont enfermées abusivement, détaille David Rohi. Sous la pression du gouvernement, l’administration assume de plus en plus d’avoir des pratiques illégales de façons répétée et régulière.»

«Course à l’enfermement»

Les associations dénoncent aussi un glissement dans la logique des décisions administratives : «Il y a un gros problème général d’examen approfondi des situations individuelles. On a quand même vu des personnes de nationalité française placées en rétention ! s’indigne David Rohi. C’est un petit nombre, mais c’est symptomatique de ce défaut d’examen. On étudie désormais de manière approfondie les cas personnels après le placement, et non plus avant. On délègue au juge cet examen. Ces enfermements abusifs sont très graves.»

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Illustration de ce «déplacement de logique» : près d’un retenu sur dix est libéré par les préfectures elles-mêmes au bout de deux jours, quand celles-ci se rendent compte «que la mesure d’éloignement n’a aucune chance d’aboutir», dixit David Rohi. Outre-mer, la situation des personnes retenues est d’autant plus difficile qu’un régime dérogatoire rend de fait l’accès au juge plus compliqué.

Cette «course à l’enfermement et à l’expulsion» dénoncée par les associations s’illustre notamment par les conditions dans lesquelles les étrangers retenus ont été interpellés. Près d’une personne sur deux l’a été alors qu’elle se rendait à une convocation à la préfecture : «Ce sont des personnes qui se plient manifestement à un régime de contrôle qu’on leur a imposé, qu’on trouve déjà abusif. Elles démontrent qu’elles ne risquent pas de fuir, mais on les place en rétention, qui n’est censée intervenir que s’il y a une volonté de se soustraire. C’est déloyal et ça montre bien que l’enfermement est un objectif en soi pour le gouvernement», juge David Rohi.

«Angoisses, automutilations, grèves de la faim»

Autre inquiétude : la loi a précisé en mars 2018, selon la Cimade «de façon tellement large que l’administration peut tous les enfermer», les conditions dans lesquelles une personne soumise au règlement de Dublin – qui veut que le pays responsable de l’étude d’une demande d’asile soit le premier pays européen dans lequel le demandeur a laissé ses empreintes – peut être placée en rétention. Les «dublinés», qui représentent 14% des retenus, peuvent désormais être placés en CRA «avant même que l’administration ne sache si elle va pouvoir l’éloigner ou même si elle va prononcer une mesure d’éloignement. Avant, on exécutait des mesures existantes, maintenant, on enferme les gens avant d’étudier leur cas, c’est une ligne rouge que le gouvernement a franchie», déplore David Rohi. Les associations craignent en outre que les «dublinés», principalement des Afghans, Soudanais et Guinéens, soient renvoyés dans des zones dangereuses, par ricochet. «On sait par exemple que l’Allemagne expulse vers l’Afghanistan», illustre David Rohi.

Conséquence de ces enfermements en hausse ces dernières années : «Nos associations ont constaté les conséquences inquiétantes de ce durcissement à travers l’angoisse des personnes enfermées, des automutilations, des grèves de la faim [cela a continué au début de l’année 2019 dans quatre centres, ndlr], des tentatives de suicide et la mort d’une personne par pendaison.» Pour David Rohi, la situation est inédite : «On n’a jamais constaté par le passé un tel climat dans les CRA, avec autant de personnes qui commettent des actes désespérés. On a un niveau de tension beaucoup plus élevé qu’avant, avec des émeutes plus fréquentes. Les taux d’occupation des centres sont plus importants qu’avant, ce qui contribue aux tensions et pose problème au niveau de l’accès au droit et à la santé, car si les effectifs de police ont explosé, les moyens n’ont pas été augmentés en proportion pour les autres services.»

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D’autant que dans les CRA, comme l’ont constaté à plusieurs reprises des parlementaires, les personnes retenues, qui ne savent pas à l’avance combien de temps elles vont être privées de liberté, n’ont souvent pas grand-chose à leur disposition pour occuper leurs journées. Selon le responsable associatif, cette tension est générée tout à la fois par la durée de rétention – à cet égard, l’allongement de la durée de rétention qui peut depuis le 1er janvier aller jusqu’à quatre-vingt-dix jours, contre quarante-cinq auparavant, inquiète particulièrement les acteurs de terrain – que par le «sentiment d’injustice créé par les violations des droits. Le taux de libération par les juges vient précisément sanctionner cela».

«Dérive très grave»

Les préfectures n’hésiteraient en outre pas à enfermer «les personnes fragiles, malades et des familles.» «Il y a eu une pression mise sur les préfets après l’attentat de Marseille. Il y a des personnes qui devraient être en psychiatrie mais le secteur est débordé. On place les gens en rétention car on a peur du passage à l’acte. C’est un critère pour enfermer, les préfectures ne veulent prendre aucun risque, mais un CRA n’est pas un hôpital psychiatrique, c’est une dérive très grave», dénonce David Rohi.

Alors que sous François Hollande, le nombre d’enfants placés en rétention en métropole était faible, de l’ordre de quelques dizaines, il a franchi en 2018 la barre du millier : 1 429 enfants ont été placés en rétention avec leur famille, car en France il est interdit de séparer les mineurs de leurs parents. La majorité d’entre eux avait entre 2 et 12 ans. Si ces enfermements, surtout concentrés à Mayotte, sont principalement le fait de quatre préfectures dans l’Hexagone (Paris, Moselle, Doubs, Meurthe-et-Moselle concentrent 55% des cas de familles retenues) et ne durent en moyenne que deux jours, les associations sont formelles : peu importe la durée, le traumatisme psychologique peut être «très profond et délétère». «En métropole, l’enfermement des familles se fait principalement pour des raisons logistiques», déplore la Cimade.

Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, s’en est aussi ému, et l’Unicef a lancé une campagne contre l’enfermement des familles, jugeant que «l’intérêt supérieur de l’enfant [devait] guider le législateur» et que «la présence d’un toboggan ou la mise à disposition de jeux de société ne préservent aucunement les enfants des violences liées à l’enfermement, du risque d’être confronté à des événements traumatisants». Plus de 140 000 personnes ont signé une pétition en ce sens. En avril, des parlementaires de la majorité avaient accepté de retirer leur amendement en ce sens à la loi «asile et immigration», contre la promesse qu’un groupe de travail parlementaire serait formé à ce sujet. Il a été constitué en septembre, mais n’a encore accouché d’aucun texte.

Kim Hullot-Guiot