Source : Médiapart - Nejma Brahim - 18/10/2020
Les sans-papiers et leurs soutiens ont achevé leur parcours à Paris hier, samedi 17 octobre, après vingt-sept jours de marche à travers la France pour réclamer davantage de droits. Epuisés mais déterminés, ils caressent l’espoir qu’Emmanuel Macron entende leurs revendications.
1 h 30, boulevard de Charonne. À l’heure où les riverains font leur marché, ce samedi 17 octobre, des centaines de manifestants défilent déjà, encadrés par les fourgons de police et de CRS. « So so soooo, solidarité, avec les sans-papiers ! », clament-ils en chœur, distribuant des tracts à qui veut bien les prendre.
La délégation s’est fixé rendez-vous à 10 heures, porte de Montreuil, et se compose en majorité de marcheurs de l’Est. Aujourd’hui, c’est le grand jour : celui des retrouvailles et des premières rencontres pour tous les participants de la marche nationale des sans-papiers qui traversent la France, depuis le 19 septembre, pour se réunir place de la République, à Paris.
Dans la foule masquée, certains ont orné leur tête d’une grande affiche de la marche enroulée sur elle-même, donnant l’air d’une toque. Beaucoup portent le tee-shirt créé spécialement pour l’occasion, dont l’écriture jaune sur fond noir ne peut qu’attirer le regard. Après avoir dépassé Ménilmontant et Belleville, le mini-cortège bifurque à gauche, rue du Faubourg-du-Temple.

De nombreux passants et commerçants saluent les marcheurs sur leur passage. Certains applaudissent, d’autres dégainent leur smartphone pour immortaliser l’événement, un sourire figé aux lèvres. Tout devant, le drapeau rouge marqué d’une étoile verte sur le dos de Soumia bouge au rythme des tam-tams. À 28 ans, la jeune femme a décidé de participer à la marche depuis Strasbourg, avec une cinquantaine de personnes.
« Nous sommes partis le 3 octobre dernier et avons commencé par une grande manif, précise-t-elle. Après avoir été hébergés par la mairie dans un hôtel, nous avons commencé la marche le lendemain en passant d’abord par Phalsbourg et Sarrebourg. » Saint-Jean-de-Bassel, Nancy, Metz, Verdun… « Nous avons été accueillis chez des personnes âgées, qui nous ont d’ailleurs rejoints en bus aujourd’hui à Paris pour nous soutenir sur la dernière étape. »
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Épuisée mais déterminée, la Marocaine dit avoir puisé de la force moralement grâce aux soutiens rencontrés sur la route. « On avait mal partout, on ne sentait plus nos pieds, c’était encore pire avec le vent et la pluie les jours de mauvais temps », détaille celle qui fait partie des rares marcheuses de l’Est (elles n’étaient que deux), ajoutant que c’était aussi l’occasion de réaffirmer les droits des femmes.
En France depuis début 2019, cette licenciée en économie et gestion a quitté son pays dans l’espoir de poursuivre ses études ici et d’avoir une vie plus stable et indépendante. En situation irrégulière depuis, elle enchaîne les petits boulots au noir, du ménage aux marchés en passant par auxiliaire de vie. Elle explique attendre ce jour depuis le confinement, période durant laquelle « personne n’a pensé à eux », les sans-papiers.
Entre deux slogans scandés pour interpeller les passants, à l’intersection avec l’avenue Parmentier, elle ajoute : « J’ai compris qu’en fait l’État ne nous considérait pas. On a des difficultés à tous les niveaux : travail, logement, santé. Une marche nationale comme celle-ci est déterminante, car c’est une preuve de noblesse. On réclame ainsi nos droits et j’espère que la France le verra. »

Parmi les revendications des sans-papiers ce samedi, la régularisation ainsi qu’un logement décent pour toutes et tous. À 13 heures, les marcheurs de l’Est atteignent République. Les youyous et les cris de joie enflamment la grande place, où il faut désormais attendre le cortège du Nord, parti depuis Saint-Denis, et celui du Sud, en route depuis la porte d’Italie.
Près de la statue de Marianne, une pancarte où il est inscrit « BAAM », pour Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants, attire l’œil. Le verso dit « Feu aux CRA ». C’est là la troisième revendication des sans-papiers : la fermeture des centres de rétention administrative, perçus par beaucoup comme une « prison » pour des personnes innocentes qui n’aspirent qu’à une vie meilleure.
« Quelqu’un peut rester en détention jusqu’à trois mois, le temps de vérifier son identité et de l’expulser, souvent avec une obligation de quitter le territoire français (OQTF). On dénonce les conditions de vie dans les CRA, on a d’ailleurs vu ce qu’il s’est passé à Vincennes pendant la crise sanitaire, avec toutes ces contaminations », argue Julie, bénévole au Baam.
Permanence juridique, cours de français pour primo-arrivants et demandeurs d’asile, conseils… Pour l’association créée en 2015, il était primordial d’être présente lors de la dernière étape de la marche nationale des sans-papiers. « Le parcours de la régularisation est semé d’embûches mises volontairement par l’État et les préfectures. C’est quand même paradoxal : il faut un travail pour avoir les papiers, mais on n’a pas le droit de travailler sans avoir les papiers.
La dernière étape vers l’Élysée interdite par la préfecture de police de Paris
Ce samedi, une legal team a été mise en place spécialement pour la manifestation, car les bénévoles redoutent des arrestations en fin de journée. Julie distribue de tout petits morceaux de papier pliés sur lesquels figure un numéro de téléphone. « On sensibilise les gens sur le fait que la retenue administrative ne doit pas dépasser vingt-quatre heures et qu’en cas d’OQTF prononcée sous quarante-huit heures ils peuvent nous téléphoner pour que nous sollicitions notre réseau d’avocats », poursuit-elle, ajoutant que plus de 100 arrestations auraient été recensées à la dernière marche des sans-papiers le 20 juin, que Mediapart racontait ici.
Au milieu de la place de la République, Slimane et Gaël repensent à leur périple depuis Strasbourg, tout en déjeunant. Tous deux font partie du CSP Montreuil, collectif de sans-papiers créé fin mai après le « premier acte » de la marche. « C’est fabuleux de voir la détermination des sans-papiers partis le 19 septembre depuis Marseille et Montpellier, puis le 3 octobre depuis Strasbourg, Rennes, Lille… Ça a soulevé une solidarité incroyable dans les villages comme dans les villes. Toute une partie de l’opinion est en train de basculer du côté de la régularisation des sans-papiers », décrypte Gaël, fervent défenseur des droits des étrangers depuis ses études supérieures et la circulaire Guéant, venue restreindre la possibilité pour les étudiants étrangers diplômés de travailler en France.
Depuis Strasbourg, Slimane a marché des dizaines de kilomètres par jour et dormi dans un bunker et dans un couvent. « Ce qui m’a le plus touché, c’est l’arrivée à Verdun. Certains camarades ont retrouvé leur grand-père enterré là-bas, j’ai aperçu le nom d’une famille de mon village en Kabylie, en Algérie, sourit-il, le regard plein d’émotions. On s’est dit qu’ils ont pu défendre la France à un moment donné, alors pourquoi ne pas nous régulariser ? Indirectement, on fait partie du patrimoine de ce pays. »
L’objectif final de la marche nationale était l’Élysée, avec l’idée d’envoyer une délégation de marcheurs rencontrer Emmanuel Macron. Mais les participants ont dû y renoncer après qu’un arrêté préfectoral est venu interdire ce tronçon de la manifestation. Pour beaucoup, la déception est grande. « Je retiens malgré tout que cette marche marque un tournant, car c’est assez inédit de voir des collectifs aussi nombreux, unis et décisionnaires », note Gaël, qui refuse de se laisser abattre.
« Depuis l’annonce de l’acte 3 avec les sans-papiers le 17 juillet, nous avons affiché notre volonté de nous diriger vers l’Elysée afin de faire entendre la question des sans-papiers aux plus hautes sphères de l’État, rappelle Ali, de la Marche des solidarités. Avec un grand mépris pour les marcheurs qui ont sillonné les villages de la France dans des conditions parfois très difficiles pour réclamer égalité et dignité, la préfecture de police de Paris leur a refusé d’accéder à la place de la Concorde et a proposé à la place un rassemblement statique, ou un parcours qui passerait essentiellement par les quartiers populaires de Paris, les seules zones où les sans-papiers ont le droit d’être visibles selon l’État. »
Pour Fernanda Marrucchelli, de la Fédération des associations de solidarité avec tous·tes les immigré·es (Fasti), la marche a au moins servi à gagner en visibilité. « Cela fait un mois que les marcheurs traversent la France et trouvent en retour solidarité et humanité chez la population, qui constate combien la politique migratoire française et européenne est mortifère et plonge les sans-papiers dans une vulnérabilité extrême. On veut dire au président de la République de se mettre en diapason avec cette solidarité française. »
Malgré une lettre ouverte signée par près de 300 organisations et un courrier envoyé en recommandé, les marcheurs n’ont obtenu aucune réponse du chef de l’État. « Ça s’appelle du mépris, on fait comme si les sans-papiers n’existaient pas, alors qu’on a bien vu qu’ils faisaient partie des travailleurs de l’ombre en première ligne durant le confinement », enchaîne Cybèle David, secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires.
« Il est 13 h 30 et la préfecture, avec qui on négocie encore, maintient l’interdiction d’aller vers l’Élysée. La consigne de la coordination nationale est de ne mettre personne en danger. » Inenvisageable, donc, de braver l’interdiction de la préfecture de police. Et les barricades installées par les forces de l’ordre tout autour de la place dissuadent toute tentative d’insoumission.
Dès 14 h 30, le cortège réunissant les marcheurs de tous horizons s’élance boulevard Magenta, direction gare du Nord et la Trinité, un parcours alternatif proposé par la CGT et accepté à la dernière minute par les autorités. « Ce n’est pas pour autant qu’on pourrait condamner à l’échec cette marche. Elle reste historique, car c’est la plus grande mobilisation nationale des sans-papiers de ces dernières années. De belles synergies se sont constituées pour poursuivre la lutte », poursuit la Marche des solidarités.

Parmi les marcheurs, Danillo, un mineur non accompagné de nationalité gabonaise. « Même si ma minorité a été reconnue, je suis venu de Rouen aujourd’hui pour soutenir mes amis coincés dans un entre-deux car non reconnus mineurs. Nous sommes dans le même bateau et ce n’est pas toujours facile pour nous, qu’il s’agisse de nos conditions de vie, de notre scolarisation ou du travail », insiste celui qui est inscrit en CAP couvreur cette année. « Nous espérons tous que les choses puissent changer, qu’on ne nous voit plus comme des étrangers. »
Nadia, venue de Rouen également, vit en France depuis trois ans. Sans papiers pendant deux ans, elle a réussi à régulariser sa situation et détient désormais un récépissé, en attendant un titre de séjour. « Je suis là aujourd’hui pour montrer ma solidarité. Les sans-papiers vivent la souffrance, la galère, les CRA. Pas de travail, pas de quoi payer le loyer, pas d’égalité… Ils sont rejetés par la société française et n’ont pas un minimum de droits. Ils n’ont même pas le droit de travailler pour subvenir à leurs besoins. »
Témoignage de Nadia, exilée algérienne vivant à Rouen, lors de la marche nationale des sans-papiers à Paris. © NB
Abdoulaye, la trentaine, confirme ces propos. Habitant dans un foyer du XIXe arrondissement de Paris, il explique vouloir gagner sa vie correctement, travailler, se soigner. « Même s’il y a l’aide médicale d’État, certains médecins ne l’acceptent pas, souligne cet exilé sénégalais. On dort mal, certains n’ont même pas de toit. Ce sont souvent des frères qui nous apportent à manger au foyer. »
Rue La Fayette, un homme au dos courbé tente de suivre le rythme, malgré ses petits pas. Ses 77 ans ne l’ont pas découragé, il affirme avoir l’habitude de marcher depuis son enfance. Michel milite auprès du CSP75 et a estimé qu’il était important de venir en cette journée symbolique.
« Je me suis rendu à Calais il y a deux ans et j’ai constaté les difficultés que rencontraient les migrants, confie-t-il. Les sans-papiers ne sont pas gâtés… Ça aurait été une bonne chose qu’il y ait un dialogue avec Emmanuel Macron, mais j’ai l’impression que ce n’est pas pour demain. Et le ministre de l’intérieur, n’en parlons pas. » À ses yeux, encore trop de personnes se prononcent contre les migrants sans même les connaître. Le septuagénaire espère que cette marche anéantira les préjugés pour davantage de solidarité.
« Marseille-Paris à pied, c’est la marche des sans-papiers ! », scande la foule, dont le nombre aurait atteint 60 000, selon les organisateurs hier. En les voyant passer, un ouvrier sur le chantier d’un bel immeuble haussmannien lève son pouce en l’air, en signe de soutien.
Le cortège gagne la Trinité à 16 heures, un cordon de CRS et de gendarmes quadrillent la place d’Estienne-d’Orves. « Police partout, justice nulle part ! », répondent les manifestants, qui espèrent toujours pouvoir aller jusqu’à la Concorde, mais retrouvent le calme après un sitting et les prises de parole de différents collectifs. Najeh, du CSP Lyon, avait accueilli les marcheurs du Sud – une soixantaine – dès le 1er octobre. Tous avaient entrepris la marche le 5 octobre depuis Lyon, s’habituant petit à petit aux ampoules qui ne lâchaient plus leurs pieds.
« Je suis heureuse de retrouver mon fils ici, car je l’avais laissé pour participer à cette marche. Il m’a rejointe à Paris cette semaine pour me montrer son soutien », se réjouit cette professeure de russe de nationalité tunisienne, sans papiers depuis son arrivée en France il y a un an. Le CSP13 (pour Marseille) prend la parole au micro. La voix de Nadine* retentit, de même que les applaudissements de son auditoire. « Pour moi, cette marche est celle de la dignité. On demande une régularisation durable et inconditionnelle, des centres de formation au lieu des centres de rétention, et un logement décent pour tous », souffle-t-elle après sa prise de parole.
Une aventure humaine pour cette pharmacienne d’officine algérienne contrainte de faire des gardes d’enfants pour s’en sortir, et dont la fille a dû batailler pour s’inscrire à l’université à Marseille. « Notre action restera pacifique jusqu’à ce qu’on ait gain de cause. Il nous reste peut-être 10 % d’espérance pour avoir un retour du président, mais la visibilité gagnée grâce à ce mouvement national est déjà une petite victoire », conclut-elle, tandis que la foule se disperse dans le calme et sans intervention des brigades de répression des actions violentes motorisées (Brav-M), à 18 heures.