Le Monde | 08/10/2015
Par Éric Fassin
Manuel Valls vient d’être « blanchi » par la justice : l’appel de l’association la Voix des Rroms a été rejeté le 8 octobre 2015 (mais son avocat s’est aussitôt pourvu en cassation). Il était poursuivi pour provocation à la discrimination raciale en raison de ses propos de 2013 sur la « vocation » des Roms. Alors ministre de l’Intérieur, il avait notamment déclaré que ceux-ci « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » : « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. » Et d’en conclure : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».
Une première plainte avait été portée par le MRAP devant la Cour de justice de la République (CJR) ; mais le 19 décembre 2013, cette juridiction réservée aux politiques l’avait classée sans suite : « les propos incriminés s’insèrent dans un débat d’intérêt public, relatif au problème, qualifié par le ministre de “difficile et complexe”, de l’intégration des Roms. » Bref, c’est la politique de l’État. Faut-il en conclure que, par définition, celle-ci ne saurait être raciste ? Ou bien qu’elle peut l’être impunément, parce que le gouvernement de la France serait au-dessus des lois ?
La seconde plainte a été portée devant le Tribunal de grande instance (TGI). Car pour Henri Braun, avocat de la Voix des Rroms, l’affaire ne relève pas de la CJR : Manuel Valls ne saurait « être dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il prône un traitement différencié des personnes à raison de leur origine ». Pourtant, en première instance, la 17e chambre correctionnelle s’est déclarée incompétente : le 19 décembre 2014, elle a considéré que le ministre n’avait « pas émis une opinion comme homme politique dans le cadre d’un débat d’intérêt général, mais qu’il avait été invité par des journalistes à s’exprimer en sa qualité de ministre de l’Intérieur sur un sujet en lien direct avec la conduite de l’État. » Ce raisonnement contredit celui de la CJR sur le « débat d’intérêt politique », mais c’est pour arriver au même résultat : l’irresponsabilité pénale du responsable gouvernemental.
Le 2 juillet 2015, en appel, le tribunal n’avait pas à juger du fond (les propos de Manuel Valls sont-ils racistes ?). La question était plutôt : ces déclarations échappent-elles à la loi du fait qu’elles exprimeraient la politique de la France ? Or c’est ici qu’apparaît une contradiction majeure dans la défense du Premier ministre ; entendu comme témoin, je me suis employé à la souligner. Quand le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) s’inquiétait le 15 mai de « la stigmatisation croissante des Roms par le discours de haine raciale, y compris par des élus politiques », la France avait répondu que « la justice condamne les propos discriminatoires tenus à leur égard », et surtout que « l’action du gouvernement ne vise pas des populations particulières mais vise les campements en tant que tels ». Autrement dit, les Roms ne font pas l’objet d’une politique spécifique.
Dès lors, l’alternative est simple : soit la France a menti à l’ONU ; soit, si elle dit vrai, les propos de Manuel Valls ne peuvent avoir été proférés « dans l’exercice de ses fonctions », c’est-à-dire « en lien direct avec la conduite des affaires de l’État », comme l’affirmait le jugement en première instance. Dans cette seconde hypothèse, la décision appartient à une juridiction de droit commun et non à la CJR. Un ministre a-t-il le droit de tenir des propos racistes ? Non, répondait la justice en 2010 en condamnant Brice Hortefeux pour sa plaisanterie. Oui, a répondu la CJR en 2013, à condition que la parole ministérielle reflète la politique gouvernementale. Le 8 octobre 2015, la Cour d’appel va plus loin, en considérant que c’est dans l’exercice de ses fonctions que le ministre parle ainsi des Roms, alors même que le gouvernement français récuse toute discrimination en plaidant que sa politique ne vise pas les Roms. Autant dire que la France a menti à l’ONU.
L’évolution des décisions de justice, de 2010 à 2015, est un symptôme en même temps qu’un catalyseur de la montée en puissance des politiques de racialisation. C’est ainsi que l’État ne fait pas respecter l’obligation municipale d’inscrire les enfants roms dans les écoles. Pire : loin de poursuivre les élus récalcitrants, le parquet va jusqu’à requérir la relaxe de la maire de Sucy-en-Brie, qu’il obtient le 2 septembre 2015, en prenant son parti contre le Défenseur des droits. Or cette politique influe sur l’opinion : l’enquête annuelle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) le démontre, le rejet de ces populations s’amplifie en même temps que la stigmatisation politique : « En 2013 plus de 87 % de la population considère les Roms comme un “groupe à part” dans la société, soit une augmentation de 21 points depuis janvier 2011. Tandis que le pourcentage de ceux qui considèrent les Roms comme un groupe “ouvert aux autres” a diminué de moitié (de 8 à 4 %). »
Les clichés racistes servent à justifier une politique d’« apartheid », selon le mot de Manuel Valls ; mais en retour, c’est le discours d’un ministre, qui lui vaut d’être promu chef du gouvernement, qui légitime ce racisme ordinaire. D’ailleurs, également poursuivi pour provocation à la haine raciale, le 24 juin, Éric Zemmour s’est autorisé de Manuel Valls pour sa défense : pourquoi un chroniqueur serait-il « davantage responsable, et donc davantage condamnable, qu’un ministre de l’intérieur lui-même » ? Condamné pour des provocations comparables en 2011, il vient lui aussi d’être relaxé.
Reste une question : comment expliquer le silence assourdissant des médias français sur cette plainte ? Par comparaison, est-il besoin de rappeler l’écho rencontré par le procès de Brice Hortefeux ? Pourquoi les médias ont-ils pu collectivement estimer sans intérêt pareille information ? Prudence face au pouvoir, soumission à l’opinion, ou adhésion à cette politique ? En tout cas, avec la justice, nos médias contribuent, en laissant faire, à légitimer la chasse aux Roms – et donc à la faire. Les traces de ces silences seront des pièces à verser au procès qu’instruiront demain les historiens, français ou plus souvent étrangers : comprendre l’incompréhensible, c’est tenter de penser l’impensable, soit l’effondrement politique qui menace ce pays.
Éric Fassin est sociologue rattaché à l’université Paris-8 Vincennes – Saint-Denis. Il est coauteur de Roms & riverains. Une politique municipale de la race, (La Fabrique, 2014) avec & Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels.