Source : Mediapart - Mathilde Mathieu - 14/1/2019
C’est l’une des questions posées dans sa Lettre aux Français par Emmanuel Macron : « En matière d’immigration […], souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? » De quoi relancer le débat sur les quotas.
Emmanuel Macron n’avait jamais envisagé l’instauration de « quotas » d’immigrés. Ni comme candidat en 2017, quand Marine Le Pen et François Fillon l’inscrivaient dans leur programme. Ni comme chef de l’État. Pour preuve, quand les élus LR et RN (ex-FN) ont tenté d’en introduire à tous les étages de la « loi asile et immigration » de Gérard Collomb (promulguée en septembre), l’exécutif leur a claqué la porte au nez en termes a priori non négociables.
« Le gouvernement est défavorable à une telle politique », balayait alors Jacqueline Gourault (ministre déléguée), tandis que des parlementaires LREM résumaient : « [C’est] politiquement inopportun, juridiquement contestable, économiquement inefficace. » Pourtant, Emmanuel Macron ne vient-il pas d’entrouvrir la porte dans sa Lettre aux Français, diffusée dimanche 13 janvier ?
Parmi la trentaine de questions qu’il pose sur la table, le président de la République retient en effet celle-ci, au rayon « citoyenneté » : « En matière d’immigration […], souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? »
Pour certains observateurs, l’expression désigne clairement la piste de « quotas » (ou l’englobe en tout cas), cette révolution déjà revendiquée par Nicolas Sarkozy à l’orée des années 2000 (au nom d’une « immigration choisie »), puis vite abandonnée une fois au pouvoir.
« Macron suggère de fixer des “quotas” d’immigration », a ainsi titré Le Monde, dès lundi midi. Sans être franchement démenti par Gilles Le Gendre : « Il n’y a pas de tabou, a glissé le patron des députés LREM. Nous verrons [à l’issue du “grand débat”] si nous mettons en place des quotas. » Ou non. Mais l’impression est donnée que l’idée mérite désormais discussion. D'autant que Julien Bargeton, porte-parole des sénateurs LREM, a aussi glissé dans une interview à L’Opinion TV : « Certains grands pays le font, le Canada, etc. […] Est-ce que la question des quotas n’est pas une façon de trancher un peu ce sujet ? »
Au cabinet du ministre de l’intérieur, on s’élève toutefois contre ces interprétations de la prose présidentielle. « La Lettre parle d'“objectifs”, pas de “quotas”, manque-t-on s’étrangler chez Christophe Castaner. Le président de la République est suffisamment attaché à la langue française pour choisir ses mots. Les mots ont un sens, et le Président a choisi soigneusement les siens. » Alors quoi ? « Un objectif annuel n'est pas forcément quantitatif, le terme peut désigner aussi bien les grandes orientations de la politique migratoire par exemple, qu'un objectif qualitatif comme mieux intégrer les réfugiés. »
Quand on insiste sur l’ambiguïté de la formulation, a minima, la réplique fuse : « Cette question [des quotas] a été abordée pendant la loi “asile et immigration”, on est clairs là-dessus. Ce n'est pas être ambigu, c'est au contraire faire en sorte de ne pas biaiser le débat, préempter telle ou telle solution, en posant la question la plus ouverte possible. » Et d’insister sur le fait qu’il s’agit uniquement, à ce stade, de poser des questions aux Français : « On n’est pas en train d’évoquer un panel de solutions. »
Interrogé sur l’ouverture d’une réflexion autour de « quotas », l’Élysée se fait peu loquace. « On va laisser le débat se dérouler avant de dire quels sont les engagements de l’exécutif », répond-on à la présidence, soumise depuis des semaines à la pression d’une partie des « gilets jaunes », qui a vilipendé le « pacte de Marrakech » et laissé parler son hostilité à l’encontre des migrants – mais une partie du mouvement seulement.
« Moi, ce que je lis dans cette lettre, c’est d’abord la sanctuarisation de l’asile », veut plutôt retenir un haut fonctionnaire de gauche, connaisseur du dossier. Dans son courrier, le chef de l’État commence certes par écrire : « Notre pays a toujours su accueillir ceux qui ont fui les guerres, les persécutions et ont cherché refuge sur notre sol : c’est le droit d’asile [défini par la Convention de Genève – ndlr], qui ne saurait être remis en cause. » Ce n’est qu’« une fois nos obligations d’asile remplies », poursuit Emmanuel Macron, que la question d’« objectifs annuels » pourrait se poser… Mais lesquels alors ?
Lundi, même le député Éric Ciotti (LR) se perdait en exégèses dans l’interprétation du texte et du sous-texte. « La formulation de Macron reste ambiguë, se tâtait encore l’élu des Alpes-Maritimes. Ça ressemble fortement à des quotas… Mais ça donne surtout l’impression qu’il ne sait pas trop où il va. »
Lui, chez LR, revendique leur mise en place, et au plus vite. Dans une proposition de loi qui a servi de base aux amendements du groupe LR à la « loi Collomb », Éric Ciotti imagine, « pour les trois ans à venir », que le Parlement « détermine le nombre des étrangers admis à s’installer durablement en France », et ce « pour chacune des catégories de séjour », en fonction « de l’intérêt national ». Et d’insister : « Une demande de carte de séjour pourra être rejetée lorsque le contingent a été atteint. »
Toutefois, passé cette introduction fleur au fusil, le député concède vite que son régime de quotas s’appliquerait « principalement » vis-à-vis « de l’immigration de travail et estudiantine ». En effet, comme Pierre Mazeaud le démontrait dès 2008 dans un rapport commandé par Brice Hortefeux (alors ministre de l’immigration et de l’identité nationale), et dont les conclusions ont conduit à l’enterrement du projet sarkozyste de quotas, il s’avère inimaginable, tout autant que pour les réfugiés, de contingenter l’immigration familiale.
« L’impossibilité est à la fois constitutionnelle et conventionnelle », tranchait l’ancien président du Conseil constitutionnel, rappelant à la fois « le droit à une vie familiale normale » reconnu par les Sages et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Quant au plafonnement des titres de séjour « travail » par la loi, Pierre Mazeaud n’y voyait guère d’intérêt à l’époque, pour deux raisons : d’abord leur faible nombre annuel, ensuite parce qu’une « simple » politique réglementaire (via des circulaires adressées aux préfectures), à la discrétion du gouvernement, suffirait à restreindre leur délivrance.
La synthèse de cette figure de droite était sans appel : « Des quotas migratoires contraignants seraient irréalisables ou sans intérêt. Les pouvoirs publics nationaux ne disposent pas d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer les flux relatifs aux deux principales sources d’installation : l’immigration familiale et l’asile. S’agissant de l’immigration de travail, une politique de quotas serait sans réel objet. Enfin, elle n’a pas de sens pour l’immigration irrégulière. » Cela va sans dire.
Si Les Républicains remettent malgré tout le sujet sur le tapis, dix ans après, c’est en parfaite connaissance des chiffres. En 2017, seuls 27 000 titres ont été accordés au titre du travail, d’après les données provisoires du ministère de l’intérieur (hors renouvellements), soit une marge de manœuvre à la baisse ultra-restreinte. Quant aux titres « étudiants », ils avoisinaient 78 500, pas davantage. Et la hausse des frais d’inscription pour les étrangers extra-européens pourrait déjà porter quelques effets…
Dès 2009, Pierre Mazeaud, un chiraquien pur sucre, concluait : « Dans ce domaine plus encore qu’ailleurs, l’action patiente, résolue et respectueuse de la complexité des choses doit être préférée aux remèdes spectaculaires mais illusoires. » À quatre mois d’élections européennes marquées par la montée des populismes en Europe, c’est bien un « objectif », celui-là, que le pouvoir devra se fixer.