Source : Libération - Maria Malagardis - 25/3/2020
Après avoir bloqué le droit d'asile, le gouvernement grec enferme dans l'indifférence générale, des centaines de réfugiés et migrants conduits dans des camps isolés du nord du pays, et soumis à des conditions de vie inhumaines. Sans aucun recours pour en sortir.
L’épidémie de coronavirus peut-elle étouffer des injustices flagrantes et des atteintes aux droits de l’homme, au sein même de l’Europe ? C’est la question qu’on peut se poser alors que depuis le 21 mars, 189 réfugiés et migrants ont été transportés, depuis l’île grecque de Lesbos, dans un camp récemment improvisé au nord de la Grèce. Dans un endroit totalement isolé, dénommé «Klidi» (qui signifie aussi «la clef», en grec) où quelques dizaines de tentes ont été installées, entourées d’impressionnants grillages et fils barbelés sous la garde d’une présence policière massive.
A lire aussi Sur l’île de Lesbos, la colère et la haine prennent le dessus
Parmi ces migrants, contraints à un confinement forcé, on trouve de nombreuses femmes, au moins un bébé de trois mois, et aussi six mineurs non accompagnés. Tous dorment sur des nattes posées sur le sol de tentes prévues pour cinq. Mais qui accueillent dix personnes chacune, sans que rien n’ait été organisé pour séparer les hommes des femmes. Et encore moins pour les prémunir, dans cette promiscuité imposée, contre l’éventuelle apparition du coronavirus. D’après les images qui sont parvenues à Libération, des toilettes chimiques et des cabines de douches extérieures ont également été plantées au milieu du décor désolé de ce camp installé sur le lit d’une rivière desséchée. En cas de pluie, il sera rapidement inondé. Il y fait froid la nuit, il y fera bientôt trop chaud la journée sous les tentes en plastique qui ne disposent d’aucun coin d’ombre. «On est loin ! C’est la brousse, ici…Nous sommes totalement coupés du monde ! Depuis hier, il n’y a même plus d’électricité», s’alarme Joshua (1) dans un message reçu mardi soir.
Procédures pour le droit d’asile gelées
«De quel crime se sont rendus coupables, ces gens pour être confinés dans cette situation inhumaine ?», s’est ému cette semaine le quotidien Efimerida Ton Syntakton («Le journal des rédacteurs»), l’un des rares médias grecs à avoir dénoncé cet enfermement qui ne respecte ni la convention de Genève, ni la Convention européenne des droits de l’homme. Qui s’en soucie ? Bruxelles se tait. Et le gouvernement grec du Premier ministre, Kyriákos Mitsotákis, a de toute façon gelé toutes les procédures de droit d’asile depuis le 1er mars, réagissant alors à la décision du président turc, Recep Tayyip Erdogan, d’ouvrir les frontières aux réfugiés et migrants qui se trouvaient en Turquie. La menace d’un afflux massif depuis la Turquie a permis à la Grèce de faire jouer une clause d’urgence, bloquant provisoirement le droit d’asile, tout en négligeant de consulter ses partenaires européens, comme le veut pourtant la règle.
Et dans l’immédiat, la mise entre parenthèses du droit d’asile permet désormais de considérer de facto comme des migrants illégaux promis à la déportation, tous ceux qui ont accosté depuis mars sur les îles grecques. Avant même de quitter Lesbos, les 189 réfugiés transportés à Klidi avaient d’ailleurs été sommés de signer un document en grec. Sans savoir qu’ils acceptaient ainsi leur future déportation. Le coronavirus (et les mauvaises relations actuelles entre la Grèce et la Turquie) retarde dans l’immédiat ces rapatriements forcés. Mais le confinement dans un camp quasi militaire au nord de la Grèce risque de générer de nouvelles souffrances pour ces réfugiés jugés indésirables.
Ils avaient pourtant déjà connu bien des épreuves au cours de leur long périple vers l’Europe. Certains avaient même été la cible d’un push back, un refoulement forcé, alors que leur fragile embarcation se dirigeait vers les côtes grecques. Il y a une dizaine de jours, installés sous le vent et la pluie, sur la plage de Skala Sikamia dans le nord de Lesbos, des réfugiés racontaient ainsi avec moult détails comment leur zodiac, avec 43 personnes à bord, avait été violemment attaqué le 5 mars par deux frégates des garde-côtes grecs qui ont pris le risque de les faire tous basculer dans la mer. Sans prêter aucune attention à la douzaine d’enfants présents. Au regard du droit international, les push back sont évidemment totalement illégaux. Mais malgré, de nombreux témoignages, celui du 5 mars n’a suscité aucune réaction officielle de la part des partenaires européens de la Grèce.
Après avoir passé près de deux semaines sur une plage de l’île, les naufragés qui avaient miraculeusement survécu à cette attaque policière en pleine mer, se retrouvent donc enfermés à Klidi pour une durée indéterminée. Sans recours possible à un avocat ou même, dans l’immédiat, à un médecin.
Stratégie cruelle
Une stratégie cruelle semble refléter la nouvelle politique migratoire du gouvernement grec. Déjà le 14 mars, un bateau militaire avait conduit dans un autre camp fermé proche d’Athènes, 436 migrants et réfugiés arrivés eux aussi en mars à Lesbos. «Il fait très froid la nuit, et les journées se passent à attendre sans rien faire ni savoir ce qu’on va devenir», avait expliqué la semaine dernière par SMS Mohamed (1) enfermé dans ce camp de Malakassa, proche d’Athènes qui accueillerait déjà plus de 2 000 de personnes. «On a pris nos noms et on nous a attribué chacun un numéro. Pour le reste, on ne nous dit rien», souligne de son côté une femme enfermée à Klidi.
Sur ce nouveau site où les bétonneuses étaient encore en action quand les 189 réfugiés sont arrivés, même les policiers présents se sont émus des conditions de vie imposée aux nouveaux reclus. Dans la lettre qu’ils ont adressée à leur hiérarchie cette semaine, selon le site local Anexartitos.gr, ils signalent que le premier jour ils ont dû distribuer des sandwichs pris sur leurs propres rations à des femmes et des enfants dont «certains au bord de l’évanouissement», qui n’avaient pas été nourris pendant toute la durée de leur transport jusqu’à ce camp. Lequel est qualifié dans cette lettre d'«endroit totalement inapproprié», pour des réfugiés qui ne tarderont pas à ressentir un sentiment d’«asphyxie», préviennent encore les policiers, en raison à la fois de l’isolement du lieu et de la promiscuité imposée à ceux qui y résident.
Dans un article récent, intitulé «La clef perdue de l’humanité» (jouant sur le nom du lieu : «klidi»), Efimerida Ton Syntakton s’interroge : «Combien de jours et combien de nuits, un être humain peut-il supporter de vivre dans un tel lieu d’enfermement ?» Tout en s’adressant aux lecteurs : «Pensez-y, sachant combien nous-mêmes, nous avons du mal à supporter la quarantaine dans nos propres maisons.» Mais dans l’immédiat, «la clef» de l’indifférence s’est refermée sur ces destins rendus encore plus invisibles par le confinement de la planète au temps du coronavirus.
(1) Les prénoms ont été changés.