Source : Médiapart - Nejma Brahim - 28/4/2020
Alors que le dispositif d’enregistrement des demandes d’asile est gelé depuis le mois de mars en Île-de-France, le tribunal administratif de Paris a récemment ordonné sa réouverture. Une décision contestée par le ministère de l’intérieur, mardi 28 avril, devant le conseil d’État. Compte rendu d’une audience houleuse.
our la représentante du ministère de l’intérieur, l’audience n’a pas été de tout repos, mardi après-midi, devant le Conseil d’État. Saisie par la place Beauvau en dernier recours, la plus haute juridiction administrative doit confirmer ou annuler la victoire obtenue le 21 avril par une série d’associations qui réclament le rétablissement du dispositif d’enregistrement des demandes d’asile en Île-de-France, suspendu au mois de mars.
En première instance, le tribunal administratif de Paris a enjoint aux préfets de la région de rouvrir le nombre de guichets d’enregistrement « nécessaires », et à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) de rétablir sa plateforme téléphonique de prises de rendez-vous en « corrélant les moyens […] au flux de la demande ».
Début avril, quelques jours après la fermeture des guichets (Guda dans le jargon), le Conseil d’État avait déjà examiné la question du droit d’asile : « Il avait rendu une ordonnance qui écartait l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale pour plusieurs raisons : la déclaration de l’urgence sanitaire et le manque de moyens pour y faire face », rappelle à l’audience le juge des référés, Christophe Chantepy.
Le ministère de l’intérieur avait alors pris certains engagements : les demandes d’asile devaient continuer d’être assurées, un recensement devait être opéré par les préfectures pour détecter les prétendants à l’asile, et aucune mesure de reconduite aux frontières ne devait être prise durant cette période. À l’heure de faire le bilan, devant le Conseil d’État, les réponses de la représentante de la place Beauvau sont floues, et les accusations de la défense nombreuses.
« Il n’y a aucune base légale dans la décision de fermer l’ensemble des Guda. Il est faux de dire que vous ne pouvez pas assurer la demande d’asile dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : d’autres pays européens le font, comme l’Allemagne, la Belgique ou le Portugal », plaide Me Patrice Spinosi, avocat de la défense assis aux côtés de la LDH.
Cette décision est capitale, car l’enregistrement des demandes permet aussi l’ouverture des droits à l’hébergement et à l’allocation pour demandeur d’asile (ADA). Depuis le gel du dispositif, de nombreuses associations ont ainsi constaté la présence de demandeurs d’asile dans les camps de migrants en région parisienne.
Porte-voix de Beauvau à l’audience, l’adjointe au directeur de la DLPAJ (Direction des libertés publiques et des affaires juridiques), Pascale Léglise, invoque le cas de force majeure et la pénurie de personnel dans les services concernés. « Les préfectures sont occupées à préparer le plan de déconfinement, elles ne peuvent pas en plus gérer cela. Est-ce si grave ? Non, dans la mesure où l’État a mis en place des mesures équivalentes, avec une prise en charge des plus démunis », avance-t-elle en référence aux centres d’hébergement d’urgence, à la nourriture ou à l’habillement.
Thomas Berteigne, président de la LDH dans le XVIIIe arrondissement de Paris, reconnaît les efforts faits par l’État concernant les mises à l’abri et la prolongation de la trêve hivernale. Mais ils sont loin, à ses yeux, d’être suffisants. « Des mesures équivalentes auraient été [de renforcer] les centres d’accueil pour demandeurs d’Asile (Cada) ou les hébergements d’urgence pour demandeurs d’asile (Huda), où il y a un accompagnement des personnes avec des juristes, des assistants sociaux, des psychologues ou des psychiatres. Pas des gymnases surpeuplés où la distanciation ne peut être respectée. »
Interrogée par le juge sur les engagements qui auraient dû être tenus, Pascale Léglise se montre hésitante, parfois silencieuse. Le ministère de l’intérieur devait mettre en place un dispositif permettant l’enregistrement des demandes d’asile pour un certain nombre de personnes vulnérables. « Cela a été fait autant que ça a pu l’être, mais je n’ai pas de données précises », reconnaît-elle, évoquant le Guda de Cayenne et provoquant l’incompréhension du juge.
La vulnérabilité des prétendants à l’asile devait être identifiée grâce au tissu associatif et aux maraudes, mais aucun recensement ne semble avoir été réalisé selon la LDH. « Nous avons envoyé des signalements de personnes vulnérables, car nous en croisons chaque jour, précise Thomas Berteigne. Nous l’aurions su si un recensement avait été opéré. » « Aucun processus n’a été mis en place par l’administration comme cela avait été annoncé. C’est une solution plus large de mises à l’abri », abonde Me Spinosi.
Une autre interrogation du juge Chantepy concerne le manque de personnel, présenté comme l’une des raisons de la fermeture des Guda en Île-de-France. « C’est une incompréhension profonde. Où sont passés les agents ? Pourquoi en reste-t-il zéro ? Les mesures de mise en œuvre du décret du 23 mars doivent être les mêmes partout, pourquoi les Guda ont-ils totalement fermé ici [à Paris] ? » Réaffectation du personnel, problèmes de garde d’enfants ou de transports et peur de la contamination font la réponse de Pascale Léglise. Celle-ci ne convainc pas.
Du côté de la défense, Me Joory est également dubitatif. « Il semble qu’il n’y ait aucune perspective de réouverture au 11 mai et les motifs avancés liés au personnel peuvent durer dans le temps. Il suffit d’une centaine d’agents pour rouvrir les Guda ! » Pour l’avocat, les prétendants à l’asile sont aujourd’hui dans l’irrégularité malgré eux, à la merci des contrôles policiers. « La question du maintien sur le territoire est importante, certains ont reçu des OQTF [Obligation de quitter le territoire signée par les préfectures – ndlr] de 48 heures ! »
Trois personnes ont été signalées à la LDH par le Secours catholique, car elles ont fait l’objet d’une OQTF alors qu’elles souhaitaient demander l’asile. « Jusqu’à son expiration, elles ne pourront pas faire de demande d’asile », précise Me Joory. « On aurait pu imaginer l’arrêt des OQTF durant l’état d’urgence sanitaire. Quid des personnes en centre de rétention qui voudraient en faire la demande ? », réagit le juge, qui attend que le ministère lui en précise le nombre, leur éventuelle exécution et leur devenir au moment du déconfinement.
Parmi les points que Christophe Chantepy souhaite voir éclaircis – par écrit – d’ici mercredi, les effectifs des Guda, le décalage du délai de 90 jours imposé pour déposer une demande d’asile à la réouverture des Guda ou la préparation de l’après-confinement. Décision jeudi 30 avril.