Source : Médiapart - Lou Syrah - 4/08/2020
Mediapart a rencontré des exilés employés « au noir » à distribuer des tracts. Informé, le parti écologiste a demandé des comptes à son prestataire des municipales, qui évoque un sous-traitant : « Si des cas d’emplois irréguliers sont avérés, on exigera du prestataire qu’il les accompagne dans une démarche de régularisation. »
On savait que les sans-papiers avaient travaillé d’arrache-pied pendant la crise sanitaire, moins que certains turbinaient pour des partis politiques. C’est l’histoire de Fisayo et Daniel*, distributeurs de prospectus « au noir » pour la campagne municipale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) à Paris, que Mediapart a rencontrés.
Respectivement sans-papiers et demandeur d’asile, les deux Nigérians, qui ont quitté leur pays en 2015 et 2019 pour fuir la montée en puissance du groupe Boko Haram, ont « boîté » les tracts de candidats écolos pendant les semaines précédant le premier tour. Des journées harassantes à traîner de lourds chariots de documents à l’effigie des têtes de liste parisiennes. « De 7 h à 17 h en moyenne », sans pause déjeuner. « On ne pouvait pas se le permettre : il fallait qu’on couvre toute la zone de boîtes aux lettres à remplir, et que le travail soit fait à temps », précise Daniel, engagé dans une procédure de demande d’asile depuis septembre.
L’arrêt brutal de l’activité pour cause de confinement et le report du second tour des municipales ont placé Fisayo dans une vulnérabilité extrême. L’homme a été mis à la porte de l’appartement de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) où un marchand de sommeil lui louait une chambre. Et ce, avant même la fin de la « trêve hivernale », exceptionnellement prolongée jusqu’au 10 juillet cette année.
Quant à Daniel, qui avait quitté son centre d’accueil pour demandeurs d’asile dans l’Aisne pour trouver un emploi à Paris, il craint maintenant que sa procédure ne soit mise en difficulté (les demandeurs d’asile ne sont autorisés à travailler qu’après six mois sans réponse à leur requête).

David Belliard, tête de liste d’EELV lors du premier tour des élections municipales à Paris,
ici en tractage dans le Ve arrondissement. © Compte Twitter de David Belliard
Ni le parti ni les candidats écologistes parisiens approchés par Mediapart ne disent avoir eu connaissance de telles pratiques. Qui a donc fait travailler « au noir » les deux Nigérians pendant la campagne ? Fisayo et Daniel sont bien incapables de le dire eux-mêmes.
Dépendant d’un ou deux hommes dont ils ne connaissent ni le nom de famille ni l’identité commerciale, ils décrivent un système de recrutement opaque, des convocations envoyées par SMS du jour pour le lendemain à des points de rendez-vous discrets, et une consigne claire : « Si quelqu’un nous arrêtait, on devait dire qu’on donnait un coup de main, gratuitement », explique Sifayo.
L’histoire pourrait se perdre dans le trou noir des affaires intraçables de travailleurs exploités dans le secteur de la distribution de prospectus, connu pour sa sous-traitance en cascade. Un minimum de transparence reste néanmoins imposé durant les campagnes électorales.
Cinq prestataires privés différents ont ainsi opéré pour le premier tour des élections municipales à Paris, au service des écologistes. Mais une société en particulier a raflé le plus grand nombre de contrats de distribution : Abis Communication, petite entreprise parisienne spécialisée dans la publicité et la distribution qui affiche sur son site internet des clients comme la mairie de Paris, Veolia, le Crédit mutuel ou encore Intermarché.
La société a fourni pour au moins 50 000 euros de prestations, précise-t-on chez EELV Paris. Le tout incluant « l’impression et la distribution de documents en boîtes aux lettres » pour les candidats de sept arrondissements dont le XVe et le XIXe, où Mediapart a pu effectivement constater, fin février, la présence de Sefayo en pleine activité de boîtage.
Contacté au sujet de l’emploi irrégulier de ces travailleurs, Samy Zaoui, gérant associé d’Abis Communication, a d’abord reconnu l’existence « d’un sous-traitant [d’Abis - ndlr] payé à l’acte » chargé du recrutement des distributeurs, sans toutefois donner son nom. Avant de demander si un contrôle de police motivait notre appel et de renvoyer la responsabilité sur son sous-traitant. « Il y a un turn-over important dans le milieu de la distribution, s’il y a un remplacement de distributeur dans le cadre d’un désistement, on n’est pas au courant. »
L’opacité entourant l’emploi de prestataires dans le milieu de la distribution n’est pas nouvelle. En 1990, déjà, la revue Plein droit du GISTI (groupe d’information et de soutien des immigrés) mentionnait le problème.
L’ancien directeur du travail au ministère du même nom, Hervé Guichaoua, se souvient d’un contrôle à l’époque, dans le dépôt d’une société de distribution des Yvelines aujourd’hui disparue : « Beaucoup était des demandeurs d’asile mais qui n’avaient pas le droit de travailler. J’avais considéré que cette société “donneur d’ordre”, en raison de cette fausse sous-traitance, était l’employeur de fait de ces salariés. Le procureur de la République puis le tribunal correctionnel de Versailles m’avaient suivi. »
Pendant les législatives de 2017, Adrexo, qui se partage le plus gros du marché hexagonal avec Mediapost, filiale du groupe La Poste, s’est retrouvé confronté à l’arrestation d’un sans-papiers par les forces de l’ordre pendant une opération de distribution de matériel politique. « Le sous-traitant employé par Adrexo avait été convoqué dans les bureaux », rappelle un syndicaliste « maison ». « Le lendemain, Adrexo lui retirait tous les badges » pour entrer dans les immeubles.
« Il y a entre trente et trente-cinq sous-traitants en Île-de-France qui bossent pour toutes les boîtes petites ou grosses, reprend ce syndicaliste d’Adrexo. Ils possèdent un, deux ou trois camions chacun. Le matin, ils viennent chercher les documents dans les entrepôts puis donnent rendez-vous ailleurs à des distributeurs. On ne sait pas qui est embauché en extra, la seule chose que l’on sait, c’est si le travail a été fait. »
« On a affaire dans le milieu à de l’exploitation humaine », juge Daniel. « J’ai vu chez d’autres sous-traitants des sans-papiers ne pas recevoir d’argent pendant trois mois, poursuit-il. D’autres employeurs qui refusaient de nous distribuer des bouteilles d’eau. Au moins pour la distribution de cette campagne, on a été payés. » Combien ? 5 euros de l’heure, selon ses calculs.
Le phénomène ne se limiterait pas qu’aux partis. Pour preuve, le 16 juillet, Fisayo était cette fois envoyé à Colombes (Hauts-de-Seine), une commune remportée en juin par un écologiste, pour distribuer la gazette municipale dans les boîtes aux lettres. Une prestation sans rapport avec les Verts, précise le nouveau maire, Patrick Chaimovitch : « On a repris le prestataire utilisé par l’ancienne municipalité de droite. » Lequel n’est autre qu’Adrexo, qui assure à Mediapart « n’avoir pas eu connaissance de l’emploi de personnes en situation irrégulière, un tel recours étant en effet contraire à nos règles de sous-traitance ».
Lorsqu’on questionne la société sur l’identité de ce sous-traitant, celle-ci se réfugie derrière le secret des affaires : « Nous ne pouvons pas révéler le nom de nos partenaires commerciaux en raison de nos engagements contractuels de confidentialité. » (lire l’intégralité des réponses d’Adrexo sous l’onglet Prolonger)
L’édile indique à Mediapart qu’il ouvrira une enquête en interne pour connaître les modalités de recrutement du sous-traitant utilisé par Adrexo. Il pourra s’appuyer sur la loi, car en matière de marché public, l’emploi d’un sous-traitant par un prestataire doit être notifié. Une règle qui ne vaut pas pour les campagnes électorales, bien qu’il soit question des deniers de l’État.
« Vérifier qu’un prestataire respecte le cahier des charges environnementales, c’est facile, commente Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, mais là on est sur une potentielle tromperie. On ne peut pas demander à chaque prestataire, à chaque fois qu’on passe une commande, de savoir s’il est en conformité avec la loi. C’est un préalable. »
De son côté, Hélène Bracon, la directrice de campagne du candidat EELV à Paris, David Belliard, regrette : « Chaque candidat a dû se débrouiller [dans son arrondissement – ndlr], c’est vrai qu’on n’a pas fait de cahier des prestataires validés, pas pour le boîtage en tout cas. On est peut-être un peu parti la fleur au fusil. »
Agacés d’apprendre par le biais de nos échanges l’existence d’une sous-traitance pour leurs opérations de boîtage, les candidats EELV de Paris se sont fendus le 30 juillet d’un courrier à l’attention de leur prestataire Abis Communication, le pressant de faire toute transparence sur le sujet.
« Si des cas d’emplois irréguliers sont avérés, on exigera du prestataire qu’il les accompagne dans une démarche de régularisation, on ne peut pas laisser faire ça », indiquait quelques jours plus tôt la directrice de campagne de David Belliard à Mediapart. On en est encore loin.
Pour l’heure, Fisayo a retrouvé un toit, mais doit 350 euros à son nouveau marchand de sommeil. Il risque la rue à tout moment. Quant à Daniel, il est retourné dans son centre d’accueil de demandeur d’asile dans l’Aisne, où il attend le résultat de sa procédure.
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