Source : Le monde - Julia Pascual - 22/10/2020
Pour avoir octroyé, en 2011, une protection à la famille de l’auteur de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, les juges de l’asile sont attaqués avec virulence par des comptes Twitter, proches notamment de l’extrême droite.
Le déchaînement de haine et la vindicte sur les réseaux sociaux n’ont pas fini d’essaimer. Mercredi 21 octobre, la présidente de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), Dominique Kimmerlin, a déposé plainte après que sa juridiction et plusieurs de ses membres ont fait l’objet d’injures et de menaces, notamment sur Twitter, pour avoir octroyé l’asile en 2011 à la famille de l’auteur de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) du 16 octobre, Abdouallakh Anzorov, russe d’origine tchétchène.
Le père de l’assaillant avait à l’époque fait état des persécutions politiques qu’il avait subies dans son pays, au début des années 2000, en raison de son soutien à des personnes engagées dans la guérilla tchétchène. Sa demande d’asile avait été rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) puis acceptée au début de 2011, en appel, par les juges de la CNDA. Selon le principe de respect de l’unité familiale, Abdouallakh Anzorov, qui n’avait pas 10 ans à l’époque, avait bénéficié lui aussi du statut de réfugié.
Depuis l’assassinat du professeur de collège Samuel Paty, la cour fait l’objet de violentes mises en cause, accusée notamment de « complicité d’assassinat », de « participation active à l’exécution de Samuel Paty » ou d’être « coresponsable » de sa décapitation, liste Isabelle Dely, vice-présidente de la cour. « Notre devoir est de protéger nos agents, explique la magistrate. Nous avons déposé plainte contre les auteurs des messages qu’on a pu lister. »
Attaques « violentes »
Samedi 17 octobre, le fondateur du très suivi site identitaire Fdesouche (pour « Français de souche »), Pierre Sautarel, avait diffusé sur Twitter la décision d’octroi du statut de réfugié au père d’Abdouallakh Anzorov, rendant publics plusieurs noms des membres de la juridiction. Le lendemain, l’ancien député européen frontiste Jean-Yves Le Gallou les avait personnellement visés dans un tweet. « Regrettent-ils leur décision ? Vont-ils faire repentance ? Voire démissionner ? », demandait-il.
D’autres internautes estimaient sur Twitter toujours que les magistrats « gauchistes » devaient être jugés ou « rendre des comptes ». « Désormais, certains juges octroient le droit d’asile à des réfugiés pour qu’ils persécutent ceux qui luttent pour la liberté en France », a également tweeté lundi 19 octobre Guillaume Bigot, qui a tenu en substance le même raisonnement sur le plateau de CNews, où il est chroniqueur. Le lendemain, l’avocat Gilles-William Goldnadel, chroniqueur pour FigaroVox et Valeurs actuelles, attaquait « la Cour nationale du droit d’asile qui accepte le Tchétchène décapiteur ».
« En l’espèce, personne n’avait vu [la] dangerosité » d’Abdouallakh Anzorov, fait remarquer Isabelle Dely, vice-présidente de la CNDA
Si ce n’est pas la première fois que les instances de l’asile sont mises en cause lorsqu’un attentat est commis par un réfugié, rarement ces attaques avaient pris des « proportions aussi violentes », estime Isabelle Dely. La magistrate rappelle que la CNDA « ne donne pas un blanc-seing à tout demandeur d’asile qui se présente » et que les demandes sont aussi étudiées « vis-à-vis de la protection de l’ordre public ». Des retraits de protection peuvent en outre être décidés pour les personnes représentant une « menace grave » pour la sûreté de l’Etat ou condamnées pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d’emprisonnement. En 2019, l’Ofpra a pris 47 décisions de retrait sur ce fondement.
« En l’espèce, personne n’avait vu [la] dangerosité » d’Abdouallakh Anzorov, fait remarquer Isabelle Dely. Au moment de sa majorité, le ministère de l’intérieur lui avait accordé un titre de séjour eu égard à son son statut de réfugié, sans signaler de motif de retrait aux instances de l’asile.
Persécutions
D’après les données de l’Ofpra, un peu plus de 16 000 Russes sont réfugiés en France, parmi lesquels une majorité de Tchétchènes. Tous statuts confondus, et bien qu’il soit difficile d’avoir une estimation fine, il y aurait autour de 60 000 Thétchènes en France. Leur arrivée sur le territoire a débuté au milieu des années 1990 et s’est accélérée jusqu’à la fin des années 2010. Elle a coïncidé avec les deux guerres de Tchétchénie, qui opposaient la Fédération de Russie aux indépendantistes tchétchènes.
Les demandeurs d’asile tchétchènes faisaient alors valoir les conséquences des conflits, des persécutions ou des craintes de persécution en raison de leur appartenance ou de leur soutien réel ou supposé à des combattants indépendantistes ou islamistes. Les premières années, la France octroyait de façon très majoritaire sa protection. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En 2019, alors que 2 906 ressortissants russes ont demandé l’asile en France (moins de 2 % du total de la demande d’asile), parmi lesquels environ une moitié de Tchétchènes, un peu plus de 700 ont obtenu l’asile.
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