Source : Le monde - Julia Pascual - 17/10/2020
La permanence départementale de la CGT située dans le 19e arrondissement de Paris a rouvert après sept mois de fermeture pour cause de crise sanitaire. Elle aide les sans-papiers dans leur démarche de régularisation.
« Tu es en France depuis quelle date ? » ; « Tu habites à Paris ? » ; « Tu n’as pas d’obligation de quitter le territoire ? » ; « Tu travailles en CDI ou en intérim ? » ; « Ton dossier est classé ? »… Il est 8 h 30 et, devant le portail de la CGT du 19e arrondissement de Paris, une vingtaine d’hommes attendent dans l’espoir d’être reçus. La plupart sont Sénégalais ou Maliens. Tous sont sans papiers mais, après des années de présence sur le territoire, ils aspirent à décrocher un titre de séjour. Il y a parmi eux Idy, un Sénégalais de 40 ans, plongeur et cuisinier dans un restaurant asiatique ; Hamidou, Sénégalais également, plongeur et commis de cuisine dans un restaurant à tapas du 16e arrondissement…
Certains sont arrivés dès 5 heures du matin, pour être sûrs de décrocher une entrevue avec un syndicaliste qui les aidera à constituer leur dossier. A l’entrée, Marilyne Poulain, qui pilote le Collectif immigration de la CGT, note les rendez-vous après s’être assurée que les personnes satisfont a priori aux critères de régularisation.
C’est la première fois que la permanence départementale de la CGT rouvre, après sept mois d’arrêt dus au confinement et à la crise sanitaire. Depuis plus de dix ans, le syndicat présente chaque mois une trentaine de dossiers de régularisation de travailleurs sans-papiers à la préfecture de police. Un espace privilégié pour faire avancer des situations individuelles qui répondent aux conditions fixées depuis 2012 par une circulaire dite Valls.
C’est ce texte qui énonce les critères de régularisation pour des motifs professionnels ou relevant de la vie privée et familiale. Ainsi, il établit qu’un travailleur doit présenter entre trois et cinq années de présence en France, entre huit et vingt-quatre bulletins de paie et une promesse d’embauche en contrat à durée indéterminée (CDI). Ces prérequis n’ont cependant pas force de loi, la décision de délivrer un titre de séjour échéant aux préfets, qui conservent un pouvoir discrétionnaire d’appréciation.
Embouteillage aux guichets des préfectures
A la CGT, les sans-papiers arrivent, paradoxalement, chargés de papiers. Dans des chemises soigneusement classées par année, ils ont conservé des bulletins de paye, des attestations de titres de transport, leurs déclarations d’impôts, des relevés bancaires, leurs factures de téléphone ou leurs ordonnances médicales… Tout ce qui peut prouver leur présence en France et le fait qu’ils travaillent.
Chaque année, quelque 30 000 personnes accèdent à l’« admission exceptionnelle au séjour » – à rapporter aux 275 000 premiers titres de séjour délivrés en 2019 –, une gestion « à bas bruit » alors qu’on estime qu’entre 300 000 et 600 000 personnes se trouvent sans papiers sur le territoire.
D’après plusieurs observateurs, le confinement et la suspension de l’activité des préfectures pendant plusieurs mois a compliqué les démarches de régularisation.
« Il y a un phénomène d’embouteillage aux guichets des préfectures, estime Marilyne Poulain. Il y a tout le retard à rattraper dû au confinement, qui fait que les nouveaux dossiers n’ont pas forcément pu être déposés. Les gens se sont beaucoup rabattus sur nos permanences pour essayer d’avoir une chance de déposer un dossier. Certains ont des promesses d’embauche depuis janvier. »
« Des variables d’ajustement dans la crise »
« On n’a jamais vu une telle inaccessibilité des préfectures pour les sans-papiers, appuie Lise Faron, de la Cimade. Il y a globalement un manque de moyens des préfectures et les personnes en demande de régularisation ne sont pas considérées comme prioritaires donc les rendez-vous en préfecture vont être plutôt attribués à d’autres comme les étrangers qui renouvellent leur titre de séjour. »

Samedi 17 octobre, plusieurs milliers de manifestants ont défilé à Paris aux côtés des sans-papiers, pour réclamer une vague de régularisation et un geste du gouvernement pour les travailleurs étrangers, en première ligne pendant la crise sanitaire.
Cette « marche nationale des sans-papiers » réunissant des cortèges partis d’Ile-de-France et de villes comme Marseille, Strasbourg, Lille et Rennes, fait suite à l’appel de quelque 280 organisations, dont les syndicats Solidaires et CGT, les associations RESF, la Cimade, Médecins du monde ou des partis – Europe Ecologie-Les Verts et La France insoumise.
« La crise sanitaire a eu un effet terrible sur les conditions de vie et de travail des sans-papiers, estime l’un des organisateurs. Une grande partie d’entre eux vit dans les foyers de travailleurs et a perdu son emploi dans les secteurs touchés comme la restauration ou le bâtiment. »
« C’est le patron qui décide »
« Il y a des sans-papiers utilisés comme des variables d’ajustement dans la crise car c’est toujours plus facile de virer quelqu’un sans droit mais d’autres ont pu garder leur emploi et des employeurs nous saisissent pour les accompagner dans leur démarche de régularisation », nuance Marilyne Poulain.
La diversité des situations se retrouve dans les locaux de la CGT. Ainsi Salif, un Sénégalais de 36 ans établi en France depuis 2013, a pu travailler pendant toute la période du confinement, dans les cuisines d’une maison de retraite. Au contraire, Adama (le prénom a été modifié), Sénégalais lui aussi, a été licencié il y a trois mois alors qu’il avait enfin réuni le bon nombre de fiches de paie à force d’ancienneté dans un bistrot du 5e arrondissement de Paris.
Daouda, Sénégalais également, âgé de 33 ans, vient lui aussi d’être licencié, comme la moitié du personnel de l’hôtel dans lequel il était valet de chambre depuis plus de deux ans, à cause de la baisse de fréquentation de l’établissement. Heureusement, il a trouvé une entreprise de mise à disposition d’espaces de coworking prête à l’embaucher en CDI sur un poste d’assistant.
Sans promesse d’embauche, tout espoir d’une régularisation est vain. « Votre patron, il est gentil ? », demande Jacques Dupont, cégétiste, à Aboubacry, pas certain de sa réponse. Moussa présente un « très bon dossier », souligne par exemple Marilyne Poulain. Commis de cuisine, il a cumulé trente-sept bulletins de paye et suffisamment de preuves de sa présence en France. Mais il n’est pas sûr que son patron veuille appuyer sa démarche : « Je ne sais pas s’il va m’aider ou me virer quand je vais lui en parler », confie ce Sénégalais de 32 ans.
« Il y a un risque, on ne va pas se mentir, reconnaît la syndicaliste. Dans les faits, aujourd’hui, c’est le patron qui décide de la régularisation. » Pour rassurer l’employeur de Moussa, Mme Poulain lui confie un courrier dans lequel le syndicat précise qu’il pourra « en toute légalité continuer à faire travailler son salarié » et que la démarche de régularisation auprès de la préfecture ne lui portera « aucun préjudice ».