Source : Médiapart - Audrey Parmentier - 21/11/2020
Lorsqu’une femme étrangère subit des violences physiques ou psychologiques, elle doit affronter de nombreux obstacles juridiques et institutionnels pour faire valoir ses droits. Rencontre avec celles et ceux qui témoignent de ces difficultés.
La structure colorée illumine les bâtiments grisâtres de Saint-Denis. À l’intérieur, une dizaine de femmes défilent dans la salle d’attente, parfois accompagnées d’un conjoint ou bien de quelques valises. « Elles sont entre 50 et 70 à se présenter chaque jour à la Maison des femmes », indique Emmanuelle Bomba, juriste bénévole. Fondée par l’obstétricienne Ghada Hatem en 2016, cette association accompagne les femmes victimes de violences. Parmi celles qui franchissent le portail métallique sécurisé, nombreuses sont étrangères.
Ces dernières sont confrontées à la question de l’accès au séjour et souvent dépendantes administrativement et économiquement de leur mari. « Elles doivent affronter un long parcours juridique et une administration rigide. Notre rôle, c’est d’expliquer à ces femmes leurs droits et de les orienter », estime Emmanuelle Bomba.
Selon le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), une femme étrangère victime de violences conjugales ou familiales, mariée à un Français ou bien à un étranger dans le cadre d’un regroupement familial, peut obtenir ou renouveler son titre de séjour de plein droit.
« C’est en 2003 qu’une loi introduit des dispositions spécifiques pour les personnes étrangères victimes de violences conjugales. Avant, si une femme étrangère quittait son mari, elle risquait de perdre son titre de séjour », explique Violaine Husson, responsable des questions genre et protection à La Cimade.
Peu à peu, les droits prévus par la loi de 2003 s’élargissent jusqu’à la dernière modification en 2018 qui élargit aux personnes mariées victimes de violences familiales.
Pour obtenir ou renouveler son titre de séjour de plein droit, la femme étrangère doit justifier les cas de violences. Ces preuves seront ensuite laissées à l’appréciation de la préfecture. Selon La Cimade, certaines préfectures demanderaient des pièces jugées abusives qui ne sont pas nécessaires au regard de la loi, comme un divorce pour faute ou la présence du conjoint à la préfecture. La plainte – qui n’est pas requise selon la loi – est souvent une preuve importante aux yeux de l’administration.
Cependant, l’accès à ce dispositif – déjà ardu – ne concerne qu’une minorité des femmes. Sont exclues du dispositif : les femmes mariées avec un citoyen européen, celles qui sont pacsées ou en concubinage. Leur seul recours ? L’obtention d’une ordonnance de protection, qui, depuis 2010, donne de plein droit l’accès ou le renouvellement d’un titre de séjour.
Mais l’ordonnance de protection reste un dispositif sous-utilisé. « En 2019, un total de 75 titres de séjour ont été délivrés à des personnes bénéficiaires de l’ordonnance de protection. C’est dérisoire ! Rien qu’à La Cimade, une petite centaine de personnes ont bénéficié de l’ordonnance de protection sur l’année », informe Violaine Husson.
Comment expliquer un tel décalage ? « Une femme bénéficiaire d’une ordonnance de protection – valable six mois – peut attendre longtemps avant d’obtenir un rendez-vous à la préfecture. Entre-temps, ses droits ont expiré. » Contacté, le ministère de l’intérieur n’a pas souhaité confirmer ces chiffres.

Parmi les situations kafkaïennes, il y a celle de Malika*. Cette femme algérienne arrive sur le territoire français il y a six ans avec son mari. « Après quelques années, la situation se complique et il m’inflige des violences physiques et psychologiques », confie cette mère de famille. Malika porte plainte et obtient une ordonnance de protection censée lui renouveler de plein droit un titre de séjour.
Malika tente de contacter la préfecture. Plusieurs fois. Pas de réponse. Depuis le 3 août, cette enseignante se trouve en situation irrégulière : « Je n’ai même pas pu obtenir un récépissé – un document délivré en attendant le titre de séjour demandé. » De peur d’être licenciée, la jeune femme cache sa situation à son employeur : « Je vis une situation très angoissante. »
Les portes du commissariat sont aussi parfois très difficiles à franchir. « Un jour, une policière a déclaré devant une femme marocaine souhaitant porter plainte : ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rentrer chez vous », rapporte Marie-Paule Jovene, chargée des femmes victimes de violences sexuelles à La Cimade Île-de-France. L’accueil au poste de police serait inégal selon les territoires, mais il n’est pas rare que la plainte soit requalifiée en main courante ou bien qu’elle ne soit pas prise du tout.
Lorsque la femme n’est pas régularisée, la situation se complique, comme le précise Me Patrick Berdugo, spécialiste du droit des étrangers : « J’ai une cliente sans-papiers qui est battue depuis longtemps. Lorsqu’elle va déposer plainte, elle se retrouve à la fin de la procédure avec une obligation de quitter le territoire. » Plusieurs renoncent à porter plainte et refusent donc d’engager la procédure pénale protectrice. Quand on est en situation régulière, les questions affluent aussi. Quitter un conjoint violent, c’est aussi prendre le risque de perdre son titre de séjour ou bien son logement. « Il y a une auto-restriction et une auto-limitation à l’accès au droit », analyse l’avocat.
Parfois, ces femmes sont accusées de mentir pour obtenir des papiers et leurs plaintes sont alors balayées d’un revers de la main. « Il y a des attitudes de suspicion généralisées sur les personnes migrantes qui se disent victimes de violences, constate Cynthia Martin, à la tête de l’association Femmes de la Terre. C’est en restreignant le droit au séjour qu’on augmente la fraude. »
À côté, sa collègue, Mathilde Le Maout, hoche la tête. Elle précise que ces femmes n’ont pas toujours conscience de leurs droits ni des violences qu’elles ont subies. Comment peuvent-elles frauder dans ce cas ? « Dernièrement, on a reçu une personne qui a porté plainte contre son conjoint car elle était victime de viol systématique. Quand on lit sa plainte, on se rend compte qu’elle ne sait pas ce que c’est un viol. »
Les juristes de l’association Femmes de la Terre réclament un meilleur accompagnement des femmes étrangères victimes de violences. Une revendication que partage Oriane Filhol, adjointe à la mairie de Saint-Denis et spécialiste du droit des femmes : « Il y a un gros travail pour rendre les informations accessibles aux victimes. » La ville de Saint-Denis a créé un maillage entre les différentes institutions : le commissariat, l’hôpital et la Maison des femmes. « Dans le département du 93, il y a une vraie prise de conscience des situations difficiles », soutient l’élue.
Grâce au travail fourni par la Maison des femmes, des agents de police ont été formés aux violences conjugales et sexuelles. Tous les mercredis, les officiers se déplacent à la structure pour prendre les plaintes des victimes. Emmanuelle Bomba l’admet : « Oui, on a décidé de devancer l’action de l’État. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Attendre le prochain Grenelle contre les violences conjugales ? »