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La secrétaire générale de La Cimade dénonce : les enfermements arbitraires, les violences et les mises à l’isolement répétées, un climat de stigmatisation grandissante, les expulsions illégales

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Source : Le Monde - Frédéric Bobin - 24/08/2017

L’enfer migratoire de la Libye, 2/3. Sur le littoral de la région de Tripoli où se concentrent les départs vers l’Italie distante d’à peine 300 kilomètres, les contrebandiers font la loi.

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Les colonnes de marbre se dressent face au bleu profond de la Méditerranée. Elles sont comme des sentinelles meurtries avec leur grain ébréché, assailli par le sel marin. Il y a quelque chose de poignant dans les ruines de Sabratha, décombres de forums et de temples, vestiges de théâtre et de thermes qui témoignent d’une gloire révolue, celle de la Rome antique qui brilla jadis sur ce littoral de la Tripolitaine.

L’œil pourrait s’en griser sans relâche, et pourtant voilà qu’il s’accroche à ce paquet de caoutchouc échoué sur le sable. Le volume oblong est dégonflé, grosse galette ratatinée. On finit par comprendre que la marée libyenne a rejeté sur la plage de Sabratha un Zodiac rabougri par l’usage. A-t-il sombré au large ? Ou l’a-t-on laissé là, esquif épuisé par de trop lourdes charges ?

Il n’y a rien de plus naturel, dans la Libye actuelle, que de trouver des Zodiac sur le sable de Sabratha. La cité côtière est devenue la principale plate-forme de départ vers l’Europe. En Italie, elle obsède, avec ses centaines voire ses milliers de migrants qui embarquent chaque semaine à bord de bateaux pneumatiques vers l’île de Lampedusa, distante d’à peine 300 kilomètres. Cette route de la Méditerranée centrale supplante désormais de loin celle de la Méditerranée orientale – par la Turquie, puis la Grèce –, qui s’est tarie depuis l’accord signé, en mars 2016, entre Bruxelles et Ankara.

A Sabratha, on jette les canots sur les flots non loin du site archéologique, sur les plages de Tellil ou d’Al-Wadi. L’eau y est peu profonde et un chalutier ne s’y hasarderait pas sans risque d’ensablement, mais depuis que les Zodiac ont remplacé les bâtiments de pêche dans la folle course à la compression des coûts, le détail est secondaire.

Redistribution géopolitique des migrations

Des milliers de migrants patientent à proximité de ces rampes de lancement, dans des fermes, des hangars ou des baraquements installés sur la plage même. « Rien qu’à Al-Wadi, ils sont entre 700 et 800 à attendre sous des tôles entourées de hauts murs de sable », raconte un témoin qui a eu accès à l’endroit.

On ne s’en approche pas aisément. Des gardes armés veillent nerveusement : l’affaire est devenue trop juteuse. A l’échelle de la seule Libye, le marché de l’émigration illégale vers l’Europe génère entre 1 et 1,5 milliard de dollars (jusqu’à 1,25 milliard d’euros) de revenus par an, selon une évaluation d’International Crisis Group (ICG).

Amphithéâtre romain du IIe siècle, sur le site archéologique de la ville de Sabratha, le 20 juillet. 

Deux raisons principales expliquent l’émergence de cette économie migratoire dont la Libye est devenue le foyer. Il y a bien sûr le chaos post-Kadhafi, qui a créé un appel d’air pour les trafiquants de tout acabit. Mais il y a aussi la redistribution géopolitique des migrations traversant la Libye. Historiquement, le pays était surtout un lieu de transit pour des personnes en provenance d’Afrique de l’Est, principalement de la Corne de l’Afrique. Le circuit était intégré : paiement unique, filière de passeurs homogène et au bout du compte une traversée de la Libye au pas de course.

Depuis la révolution de 2011, ces réseaux établis, jadis tolérés par Kadhafi, ont été concurrencés par de nouveaux acteurs qui ont sollicité et activé d’autres bassins migratoires, notamment en Afrique centrale et occidentale. Ainsi le Nigeria a ravi à l’Erythrée le rang de principal pays d’origine, et les Guinéens sont devenus plus nombreux que les Somaliens.

Migrants exposés à tous les abus

Ce basculement géographique s’est accompagné d’un bouleversement du modèle économique : le circuit intégré s’est fragmenté, les clients payant au fil des segments d’un parcours de plus longue durée et plus aléatoire. Privés de passeurs stables, les migrants sont exposés à tous les abus. Avec une telle dérégulation du marché, les prix ont chuté, dopant d’autant plus une demande peu informée ou peu sensible aux nouveaux risques encourus.

Le long de son arc de plages et de criques, Sabratha a été le théâtre de toutes ces mutations. Ahmed Al-Dabbashi, dit Al-Ammu (« oncle »), est considéré comme le plus puissant des parrains locaux supervisant les départs de migrants. Les Nations unies (ONU) le citent dans leurs rapports. Chef de la principale milice de Sabratha, la Brigade des martyrs Anas Al-Dabbashi – nom d’un cousin tué pendant la révolution de 2011 –, le trentenaire, ancien marchand ambulant, a fait bien du chemin.

Tracy est Nigériane originaire d'Abuja, elle a 21 ans et est enfermée dans le centre de détention pour migrantes de Sourman depuis six mois. Elle s'est faite arrêtée par les gardes-côtes libyens alors qu'elle tentait la traversée en Italie. Ce centre enferme 230 personnes dont 27 enfants. Les conditions sont difficiles, la nourriture est mauvaise et servie en petite quantité, l'eau est non-potable et salée. Les problèmes majeurs sont le manque d'assistance médicale, le lait et les couches pour les bébés, qui ne sont plus distribuées depuis deux mois. Le 20 juillet 2017 à Sourman.

Tracy est Nigériane originaire d'Abuja, elle a 21 ans et est enfermée dans le centre de détention pour migrantes de Sourman depuis six mois. Elle s'est faite arrêtée par les gardes-côtes libyens alors qu'elle tentait la traversée en Italie. Ce centre enferme 230 personnes dont 27 enfants. Les conditions sont difficiles, la nourriture est mauvaise et servie en petite quantité, l'eau est non-potable et salée. Les problèmes majeurs sont le manque d'assistance médicale, le lait et les couches pour les bébés, qui ne sont plus distribuées depuis deux mois. Le 20 juillet 2017 à Sourman. Crédits : SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Il n’embarrasse pas seulement l’Italie en lançant ses Zodiac emplis de migrants vers l’île de Lampedusa, il illustre aussi les formidables contradictions qui brouillent la politique de Rome à l’égard de la Libye. La milice de « l’oncle » a ainsi conclu un accord avec la compagnie d’hydrocarbures italienne ENI permettant à cette dernière de garder son complexe gazier de Mellitah, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Sabratha.

L’homme qui assure la sécurité des actifs gaziers italiens en Tripolitaine est donc le même que celui qui alimente l’immigration illégale dans la Péninsule… Telle était en tout cas la situation jusqu’à la mi-juillet. Depuis lors, une milice locale hostile au trafic de migrants a fait son apparition, ce qui expliquerait le fléchissement – provisoire ? – des départs depuis Sabratha.

Violence et insécurité permanentes

Issu d’une famille omnipotente de Sabratha, Ahmed Al-Dabbashi avait commencé sa carrière dans la filière historique de la Corne de l’Afrique. Quand des rivaux ont commencé à se manifester alentour, ils se sont livrés à des enlèvements de ses clients lors de leur acheminement vers Sabratha. « Il s’agissait tout à la fois de le priver de revenus et d’endommager sa réputation », résume un observateur. L’année 2015 va toutefois faire basculer durablement le rapport de forces en faveur de « l’oncle ».

En septembre de cette année-là, Zouara, cité de l’extrême ouest du littoral et haut lieu du réveil identitaire amazigh (berbère), décide brutalement de chasser les passeurs de la commune à la suite d’un naufrage ayant rabattu près de deux cents cadavres sur les plages sous les yeux de familles entières. Le conseil municipal charge une milice d’hommes encagoulés – surnommés les « hommes masqués » – de traquer les contrebandiers.

L’affaire est d’importance, car Zouara était jusqu’alors la capitale en Libye du trafic de migrants vers l’Europe. Les contrebandiers de Zouara, dont l’expertise est très prisée, ne resteront pas longtemps inactifs. « L’oncle » de Sabratha, ville voisine, les accueille à bras ouverts. « Ahmed Al-Dabbashi a senti l’argent à gagner, souligne une source libyenne. Il a autorisé les passeurs de Zouara à s’installer sur son territoire à condition qu’ils paient sa protection. » Ainsi Sabratha est devenue, à partir de 2016, le nouveau centre libyen pour les départs vers l’Europe. Zouara, elle, s’est reconvertie dans la contrebande à grande échelle de l’essence subventionnée, notamment vers Malte.

Dans le centre de détention pour migrantes de Sourman, près de Sabratha, le 20 juillet. Deux jours auparavant, un convoi de la police acheminant 80 femmes et 10 enfants depuis le centre mixte de Gharyan a été attaqué par une milice de passeurs de Zaouia. Tous ont été enlevés de force par les passeurs.
Dans le centre de détention pour migrantes de Sourman, près de Sabratha, le 20 juillet. Deux jours auparavant, un convoi de la police acheminant 80 femmes et 10 enfants depuis le centre mixte de Gharyan a été attaqué par une milice de passeurs de Zaouia. Tous ont été enlevés de force par les passeurs. Crédits : SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Quand les migrants racontent leur passage à Sabratha, ils évoquent une violence et une insécurité permanentes. Les hangars où ils attendent la nuit opportune sont de simples logis ou des prisons privées, là où sont détenus ceux qui n’ont pas encore payé le passage. Si les propriétaires sont libyens, les gardes sont souvent des Africains subsahariens, anciens migrants eux-mêmes, victimes devenues bourreaux. « Des Nigérians travaillent pour eux », dit Ernest Ikpotokin, un Nigérian rencontré à Misrata (est de Tripoli).

Pannes qui dégénèrent en naufrage

Le danger est partout, sur terre comme sur les eaux. Le risque de naufrage s’est multiplié avec le recours généralisé aux bateaux pneumatiques de 9 mètres made in China, où s’entassent environ 130 personnes. Nombre de ces canots sont importés clandestinement, selon un témoin, dans les soutes de bateaux s’approchant de Zouara pour charger de l’essence libyenne subventionnée, vendue 65 fois plus chère à Malte. Exemple banal du croisement des réseaux de contrebande.

Le « capitaine » du Zodiac, qui tiendra le moteur, est en général un migrant lui-même qui bénéficiera d’une ristourne sur le prix de son trajet. Les passeurs ne montent quasiment plus à bord, de peur de se faire arrêter par les navires européens de l’opération Sophia contre le trafic de migrants.

Un second passager se verra confier une boussole et un téléphone satellite de type Thuraya permettant d’appeler les navires de secours, une fois les eaux internationales franchies. Mais on aura versé dans le réservoir le moins d’essence possible, économies obligent. D’où la fréquence des pannes qui dégénèrent en naufrages.

Une fois au large, s’il n’a pas affaire aux gardes-côtes libyens, le canot devra affronter les « Asma boys » sur leurs jet-skis. La pratique est en pleine expansion. Les « Asma boys », dans le vocabulaire du migrant, sont les garçons des rues qui interpellent les Africains subsahariens, dans les centres urbains, d’un « asma, asma ! » (« écoute, écoute ! ») pour les attirer à eux et les détrousser. La nouveauté est qu’ils sévissent désormais sur les flots. A cheval sur leurs scooters de mer, ils abordent les Zodiac qui ont quitté le littoral à peine une heure plus tôt. Ils sont armés de kalachnikovs, racontent les migrants.

Cycle infernal

Maurice Sobze, un Camerounais rencontré dans le sud-est tunisien, se souvient de sa sortie de Sabratha : « Les Asma boys sur leurs jet-skis nous ont demandé : “Vous êtes les clients de qui ?” On a répondu : “De Mohamed.” C’est le nom du chef de notre réseau de passeurs. Ils nous ont laissés passer. Mais la fois précédente, ils nous avaient pris le moteur, nous forçant à retourner à terre. » Avec un prix qui a grimpé jusqu’à 80 000 dinars libyens (environ 8 300 euros), les moteurs de Zodiac sont devenus un gros enjeu dans les guerres de gangs au large des côtes libyennes.

Si le bateau de Maurice Sobze a pu passer la seconde fois, c’est que « Mohamed » avait entre-temps versé sa dîme aux Asma boys. Mais certains chefs de réseaux refusent de payer. Ils font alors escorter les Zodiac par leurs hommes armés jusqu’en haute mer. Dans tous les cas, la sécurité a un coût, assumé au final par le client. Ainsi, le prix de la traversée de la Méditerranée a récemment augmenté, de 1 000 à 1 500 dinars (156 euros).

Comble de l’humiliation, certains migrants sont convaincus d’avoir été trahis par leurs propres passeurs. « En fait, ce sont les passeurs qui appellent les Asma boys pour les informer du départ des Zodiac, assure Clifford Njokw, un Nigérian rencontré à Misrata. Car ils veulent récupérer à la fois le moteur, le bateau et les passagers. »

Clifford Njokw a ainsi été arrêté « quatre fois » en mer. A chaque retour, il a été placé en détention – officielle ou sauvage, il ne sait plus –, soumis aux coups. Les trois premières fois, il a acheté – par l’intermédiaire de sa famille au Nigeria – sa libération et un nouveau trajet, comme piégé dans un cycle infernal.

Cette fois-ci, il renonce, il veut juste « rentrer au pays ». Crâne rasé, corps tout en muscles, Clifford Njokw rêvait de devenir footballeur en Europe. La désillusion a été brutale. « Sur mes dix-sept mois en Libye, j’en ai passé treize dans une cellule, calcule-t-il. Dans ce pays, dès que tu sors, on t’attrape. »

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