Source : Slate - Philippe Boggio - 28/08/2017
Si ses ressortissants représentent la nation la plus importante aux guichets des demandes d’asile dans l’Hexagone, c'est parce que la frontière entre immigration politique et économique, et entre persécution collective et individuelle, est plus complexe qu'on ne le croit.
Ils ont été la plus mauvaise surprise, au chapitre des migrations, d’Édouard Philippe et de Gérard Collomb à leur arrivée au gouvernement, au point que le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ont l’un et l’autre jugé nécessaire de leur consacrer un paragraphe de l’une de leurs premières interventions respectives. Des Albanais! Des Albanais dans les files d’attente des demandeurs d’asile, en France, alors que leur pays d’origine figure sur la liste dite des pays «sûrs», établie par le conseil d’administration de l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), une décision confirmée par le Conseil d’Etat fin 2016.
Le label «pays d’origine sûr» attribué à un Etat condamne en principe les ressortissants de celui-ci à être déboutés de toute demande d’asile, dans la majorité des cas. Il existe même une procédure particulière, dite «accélérée», pour de telles démarches, qui permet en fait à l’administration de les éconduire plus rapidement. Alors, que font des Albanais parmi toutes les victimes de persécutions, de privations de leurs droits fondamentaux, qui sollicitent le bénéfice d’une protection politique auprès de la France?
Et surtout, en si grand nombre? Édouard Philippe et Gérard Collomb ne pouvaient pas les manquer. En pleine guerre de Syrie, et alors que quatre millions de Syriens sont dispersés, avant même d’envisager un départ pour l’Europe, entre le Liban, la Jordanie et la Turquie; en pleine réactivation de la filière «libyenne», empruntée par les Africains de l’Est et de l’Ouest, via la Méditerranée; sous la pression aussi des candidats à l’exil afghans, irakiens, pakistanais, voilà que des cousins européens, juste venus des Balkans voisins, réussissent le tour de force de représenter la nation la plus importante aux guichets des demandes d’asile dans l’Hexagone. Entre janvier et novembre 2016, les Albanais ont déposé 5.769 dossiers de candidature. Plus que l’ensemble des Syriens. Devant encore tous les Afghans réunis, tous les Soudanais, ou ces milliers d’Haïtiens qui tentent de forcer la frontière du Maroni (Guyane). «Aujourd’hui, 75% des demandes d’asile déposées en Europe par des Albanais le sont en France», s’inquiète le ministre de l’Intérieur.
À Metz, l’une des portes d’entrée des migrants venus des Balkans, les demandes d’asile ont bondi de 63% au premier trimestre, avec 1.268 enregistrements. On en avait déjà compté 2.700 l’année précédente. Parmi elles, 70% de candidatures balkaniques, dont 40% d’Albanaises. Le centre d’accueil, installé sur un parking de l’avenue de Blida, dans le chef-lieu mosellan, a été submergé de longues semaines durant. À Besançon, des familles sont apparues, un soir, devant la gare, des familles au tour de taille de clans familiaux, grands-parents compris, et n’ont plus bougé de leur sitting improvisé. La préfecture a finalement organisé leur transfert vers des régions plus éloignées, déjà pour qu’elles ne croisent pas les activités des mafias de délinquants ou de passeurs albanais, qu’on soupçonne d’être clandestinement installées en France.
Les agents de l’OFPRA ont l’habitude de telles poussées migratoires venues de l’est. «Elles sont cycliques», explique-t-on avec philosophie. Les ressortissants de ces pays finissent par être déboutés de leurs demandes d’asile, et renvoyés. Mais on reconnaît qu’ils encombrent. Juste avant cette «saison albanaise», l’administration était enfin parvenue à décourager les Kosovars, en majorité Roms, des provinces justement proches de l’Albanie voisine, de leur engouement chronique pour la France depuis presqu’une décennie. Des habitudes prises pendant la guerre du Kosovo, à la fin des années 1990, quand des colonnes de refugiés serbo-Kosovars ou de Kosovars albanophones avaient reçu un accueil bienveillant en Allemagne, en France, en Suisse ou en Suède, au nom de la solidarité entre les peuples européens.
«Nous voulons leur dire: ne venez pas!»
L’Allemagne et la France font d’ailleurs cause commune dans tous les signes du changement d’époque, du retournement d’opinion dont témoigne l’agacement des grands pays d’accueil. Depuis 2012, Paris et Berlin menacent conjointement, par l’intermédiaire de l’Europe, les États des Balkans d’être condamnés à voir se réinstaurer une «politique de visas», dont leurs citoyens sont exemptés, pour l’Espace Schengen, si les demandes d’asile «abusives» continuent. L’Allemagne a simplement un peu d’avance dans le durcissement du point de vue national à l’égard de ces très insistantes populations immigrantes.
Le gouvernement d’Angela Merkel règle en effet peu à peu «sa» question albanaise. De haute lutte, il faut dire, à l’usure, même, puisque la chancelière réclamait déjà à la Communauté européenne, au plus fort de la «vague migratoire» de 2015, le classement des pays des Balkans, en particulier du Kosovo, de la Macédoine et de l’Albanie, parmi les pays d’origine «sûrs». Elle avait même mis en balance, alors, son accord pour l’accueil, en Allemagne, de plusieurs centaines de milliers de Syriens qui fuyaient la guerre par la Turquie et les Balkans. Après les Kosovars, le gouvernement d’Angela Merkel est parvenu à assécher cette immigration albanaise aux demandes d’asile jugées abusives. Au prix fort: l’an dernier, quelques 15.000 des 50.000 procédures de «retour volontaire», c’est à dire avec assistance financière, concernaient des Albanais.
Ceux qui se présentent maintenant en France sont d’abord les éconduits d’Allemagne, et si, en 2016, le pourcentage des bénéficiaires du droit d’asile parmi les Albanais est tombé à 0,4%, outre-Rhin, il était encore de 16% (après recours) sur notre territoire. Les diplomates français et les agents de l’OFPRA n’ont plus qu’à retourner dans les Balkans, cette fois à Tirana, après les campagnes pédagogiques de Pristina (Kosovo), à la suite de leurs homologues allemands, qui se sont succédés, deux ans durant, en Albanie, à la télévision nationale ou dans les universités, pour tenter de dissuader les jeunes et les familles d’aller tenter leur chance dans une ville allemande. Thomas de Maizière, le ministre allemand de l’Intérieur, expliquait déjà, en 2015: «Nous voulons envoyer un message clair à ceux […] qui ne fuient pas la guerre ou qui ne sont pas victimes de persécutions. Nous voulons leur dire: ne venez pas!»
C’est au tour de Gérard Collomb d’entreprendre ce voyage. Le 20 juillet, celui-ci a reçu son homologue albanais, venu lui promettre de mettre en place un plan pour limiter l’émigration vers la France. «Dans trois mois, lui a répondu le locataire de la place Beauvau, j’irai à Tirana pour faire le point des mesures qui auront été mises en œuvre. Il sera essentiel d’obtenir des résultats concrets […]» Les Albanais auront-ils peur de Gérard Collomb? Depuis l’hiver dernier, l’ambassadeur de France en Albanie ne cesse d’entretenir le gouvernement de la forte augmentation des départs vers la France. En particulier des plus jeunes, des célibataires, confrontés à un chômage de 30%, ou des familles des régions agricoles, parmi les plus pauvres d’Europe.
Ils se savent mal aimés dans l’Hexagone, assimilés aux mafias que comptent leurs rangs, souvent coupables, comme les Kosovars, d’avoir formé des réseaux de cambriolages, de prostitution ou des passeurs. Mais ils partent tout de même, par les aéroports de Skopje ou de Pristina, la capitale voisine. Ou alors ils font la chasse aux passeports bulgares, depuis que Sofia s’est mise en tête de trouver à beaucoup d’Albanais ou de Macédoniens des origines bulgares méritant sauf-conduit.
Un peuple pas comme les autres
C’est que ce peuple n’est pas comme les autres. On devrait lui rendre hommage, à l’heure du retour des tensions identitaires un peu partout en Europe, d’être lui dénué de tout nationalisme, il est vrai après avoir vécu soixante-dix ans d’enfermement communiste. L’Albanie ne tient pas dans ses frontières. Elle est partout chez elle, plutôt que sur place, et toute disposée à épouser le nationalisme de l’autre pour peu qu’on lui fasse une petite place. Les Albanais sont tous un peu des Albanais d’ailleurs, au moins de cœur. D’une diaspora culturelle. De Grèce ou d’Italie, de Macédoine ou de Turquie, évidemment du Kosovo –qui a été province albanaise avant que le communisme yougoslave ne l’en prive. Puis, de plus loin, des États-Unis et d’Australie, avant les chapitres allemand et français de sa chronique d’expatriation récente.
Depuis la chute du Mur, et la démocratie recouvrée, l’Albanie voit loin, au delà même de l’horizon. Ce pays candidat à tous les jumelages compte 2,9 millions d’habitants pour plus d’un million d’Albanais à l’étranger. Et l’on voudrait que le ministre de l’Intérieur français soit entendu quand il viendra exiger l’arrêt de l’émigration vers Metz ou Besançon? Peine perdue. Comme les Allemands, les Français devront y ajouter la contrainte –ou l’intéressement. L’Albanie fait comme les pays pauvres, en ces temps d’échanges marqué par un libéralisme décomplexé: elle vit d’abord des ressources levées par les siens de par le monde. Elle rançonne, à travers ses ressortissants? Oui, indirectement, mais avec la manière. En manifestant une vive attirance pour ses pays hôtes.
Si l’Europe était plus attentive, elle réaliserait que, par son sud, sud-est, elle est, ici et là, aussi albanaise. Comme il ne fallait pas toucher aux Indiens d’Amérique et aux aborigènes d’Australie, il pourrait y avoir risque de malheur à s’en prendre aux Albanais d’Europe. Il existe des peuples sacrés, c’est comme ça, on ne sait trop pourquoi, comme les Roms, qui, passées la Hongrie et la Roumanie, sont tous plus ou moins Albanais. On en connaît beaucoup, des langues si largement parlées? En Turquie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Macédoine, Grèce, même en Italie, où l’albanais bénéficie d’une protection linguistique?
Une fois Édouard Philippe et Gérard Collomb revenus de leur émotion, on pourrait leur suggérer, dans le temps qui s’annonce, de l’éviction plus systématique des Albanais, de ne pas tout à fait agir comme les Allemands. Le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur mettent en avant, on le comprend, cet exemple parlant pour convaincre des bien-fondés de la réforme de l’asile prônée par le président de la République, qui souhaite mettre fin à l’immigration dite économique, par opposition à l’asile politique. Or, ce n’est pas pour rien, non par négligence, que l’OFPRA a encore permis, en 2016, à 16% des «demandeurs» albanais de profiter d’une protection. L’office sait mieux que quiconque, pour avoir multiplié les enquêtes aux quatre coins du monde, combien il reste de cas de persécutions individuelles au milieu des bataillons d’immigrés dits économiques.
Femmes victimes des milices et armées privées, qui considèrent, en Afrique, le viol systématique comme une arme de guerre, mauvais traitements à enfants, ségrégation à l’égard des homosexuels… Racisme, interdictions religieuses, emprises de mafias, guerres de clans familiaux, pouvoirs abusifs des pères sur les fils, des fils sur les filles, des caïds de tous les continents sur les plus faibles, etc. Faire comme les Allemands, tenter de parvenir à 0,4% de statuts de réfugiés accordés, et, chose faite, le considérer comme un acquis, et non comme une atteinte à ses propres valeurs, c’est forcément contrevenir aux recommandations de la Convention européenne sur les réfugiés. Il y est écrit, à l’article 3: «Les Etats contractants appliqueront les dispositions de cette convention aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine.»
Tentation de l'éviction générale
Quant justice aura été par exemple rendue, au guichet des demandeurs d’asile, aux femmes battues d’Albanie, aux victimes de clans à Tirana, simplement aux individus abandonnés par la protection de leur police et de leur justice locales, au plus loin, en Albanie, il restera, vis à vis de ce pays-là comme des autres, même très officiellement inscrits sur la liste des pays «sûrs», à statuer sur le sort des nouveaux esclaves de l’exil migratoire.
Ce phénomène, aux mains des mafias de passeurs, est en constante augmentation, à toutes les étapes de la route vers l’Europe. À Agadez (Niger) comme à Tripoli (Libye); dans le sud de l’Italie, et même en France. Endettés auprès de passeurs, des migrants sont contraints de se laisser employer, souvent à des conditions inhumaines. Souvent des femmes, comme domestiques. Mais aussi dans les services ou le bâtiment. Comme autrefois, sur les marchés d’esclaves, il arrive que les «clients» des passeurs viennent prendre livraison, directement sur le port d’arrivée des bateaux.
Aussi pourrait-on suggérer à Édouard Philippe et Gérard Collomb de se garder de toute tentation d’éviction générale de l’immigration économique. De laisser l’OFPRA poursuivre une mission de droit humanitaire, telle qu’elle a été définie au sortir de la dernière guerre par des humanistes, et continuer à séparer le bon grain de l’ivraie, dans ses files d’attente, même si l’opération est fastidieuse et coûteuse.
Ce serait même l’occasion, pourquoi pas, rêver n’est pas interdit, de présenter la France d’Emmanuel Macron comme un laboratoire des nouvelles visions du droit d’asile. Et pourquoi pas de la défense des femmes du monde, même quand celles-ci ne sont plus, au regard des ambitions gouvernementales, que de simples migrantes économiques.