Source : Le Monde : Frédéric Bobin - 3/6/2018
Ils se sont noyés samedi alors que leur embarcation faisait route vers l’île italienne de Lampedusa. Selon un officier tunisien, le bilan pourrait s’alourdir.
Un nouveau drame en Tunisie met en lumière le coût humain d’une émigration clandestine en plein essor vers l’Italie. Au moins 48 migrants se sont noyés dans la soirée du samedi 2 juin au large de Sfax, métropole portuaire du littoral tunisien, à la suite du naufrage d’un chalutier.
A Sfax, le colonel major Mohamed Salah Sagaama, chargé de coordonner les secours, a précisé dimanche au Monde que les unités de la marine et de la garde maritime déployées sur place avaient repêché 48 corps et ramené à terre 68 rescapés (60 Tunisiens et 8 étrangers) d’un bateau qui sombrait en mer à 7 milles nautiques au large de Kerkennah. Cette île, située à une vingtaine de kilomètres de Sfax, est la principale plate-forme tunisienne de départs de migrants vers l’île italienne de Lampedusa, distante d’à peine 160 kilomètres au nord-est.
« Le bilan devrait malheureusement s’alourdir »
« Nous avons entendu ce matin des hélicoptères de secours survoler l’île en direction du lieu du naufrage », témoignait dimanche un habitant de Kerkennah, joint par téléphone. Les autorités tunisiennes ont mobilisé deux patrouilleurs, deux vedettes d’intervention rapide et deux équipes de plongeurs pour tenter de retrouver les disparus. Selon le colonel major Sagaama, « le bilan devrait malheureusement s’alourdir à plus de cent morts » car « le nombre total d’occupants du bateau était d’environ 200 personnes, selon les témoignages des rescapés ».
Le 8 octobre 2017, un autre drame s’était produit dans la même zone. Un chalutier, avec environ 90 jeunes Tunisiens à son bord, était entré en collision avec le patrouilleur de la marine tunisienne qui l’avait pris en chasse. Une cinquantaine de migrants avaient perdu la vie dans cet accident qui avait soulevé la colère des familles des victimes, la plupart originaires des régions économiquement marginalisées de la Tunisie intérieure.
« Le courant va s’accélérer »
Depuis lors, les autorités tunisiennes semblaient avoir renforcé la surveillance des côtes. Les interceptions de bateaux chargés de candidats au départ vers l’Italie s’étaient multipliées. Et les contrôles sur le ferry qui fait la jonction entre Sfax et Kerkennah s’étaient apparemment resserrés. Toutefois, en dépit de ce durcissement, le flux n’a pas chuté. Certains habitants de Kerkennah ont même noté un regain d’activité migratoire ces dernières semaines.
« Les migrants en transit ici vers Lampedusa se cachaient d’ordinaire pour ne pas être repérés par la police, relève un habitant. C’étaient les passeurs qui sortaient faire les achats à leur place dans les épiceries. Maintenant, ces migrants ne se cachent même plus. Ils se promènent ouvertement dans les rues des villages. On ne peut exclure des pratiques de corruption qui permettent d’acheter la complicité de certaines autorités locales. » « Avec l’approche de l’été, le courant va s’accélérer », anticipe un autre habitant.
Selon les chiffres officiels italiens, le nombre de Tunisiens arrivés illégalement en 2017 sur la Péninsule a atteint 6 150 personnes, soit 7,5 fois plus qu’en 2016. Si les routes maritimes peuvent varier – certains Tunisiens partent de Libye –, ces migrants sont arrivés pour l’essentiel de Tunisie même, d’où ont embarqué 5 900 illégaux ayant accosté en Italie. Parmi eux s’est glissée une petite minorité (moins de 10 %) d’Africains subsahariens.
Si l’on y ajoute les 3 178 migrants interceptés en mer par les gardes-côtes tunisiens, cela fait 9 078 tentatives, réussies ou échouées, de départs de Tunisie sur l’ensemble de l’année 2017. Le courant est sans précédent depuis la vague de départs (autour de 30 000) du printemps 2011. L’exode d’alors, exceptionnel, avait été permis par le vide sécuritaire qui avait suivi la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
La courbe avait ensuite chuté, mais elle s’envole à nouveau alors que la « transition démocratique » en Tunisie peine à résorber les difficultés économiques et sociales. Depuis le début de 2018, les Tunisiens sont même la deuxième nationalité, après les Erythréens, à débarquer en Italie, alors qu’ils étaient au huitième rang en 2017.