Source : Médiapart - Olivier Bertrand - 23/3/2020
Mediapart révèle l’existence, au sein de la cour administrative d’appel de Marseille, d’un « pôle » sans magistrat chargé d’écarter discrètement une grande partie des recours déposés par des justiciables étrangers.
Autour du bureau, les trois avocats se regardent, interloqués. Ils coprésident la commission droit des étrangers de Marseille, mais n’avaient jamais entendu parler d’un pôle chargé à la cour administrative d’appel d’optimiser le rejet des requêtes des étrangers.
Il s’appelle Presaj, pour « Pôle requêtes nouvelles, expertises, suivi de l’aide juridictionnelle », et permet de faire rédiger à la chaîne des ordonnances de rejet par des « aides à la décision ».
Droit de séjour, asile, mesure d’éloignement : le droit des étrangers explose en France, les mesures de plus en plus restrictives des préfectures ont des effets en cascade sur les tribunaux. À Marseille, cela représente désormais plus de 40 % des 5 800 requêtes reçues annuellement par la cour administrative d’appel (où l’on conteste les décisions des tribunaux administratifs, eux-mêmes chargés des recours contre les décisions de l’administration).
« Ce contentieux est perçu selon nos normes comme un encombrement illégitime, “disturbant”, confie un magistrat sous le couvert de l’anonymat (appelons-le Gilbert Thémis car il risque de revenir plus loin dans le papier). Un grand nombre de requêtes ne sont pas dans les clous alors l’institution a tendance à utiliser des procédures moins coûteuses en temps et en magistrats pour gérer le flux. Cela peut bien sûr avoir un impact sur la décision. »
Un décret de novembre 2016 joliment surnommé Jade (pour « Justice administrative de demain ») permet depuis trois ans aux magistrats administratifs d'écarter les requêtes qui leur semblent « manifestement dépourvues de fondement ».
Ils considèrent un recours indigent ? Ils l'écartent, sans autre forme de procès. Pas d'instruction, pas d'audience collégiale, pas de rapporteur public (chargé en droit administratif d'analyser les litiges et proposer des solutions). Une simple « ordonnance de tri », rédigée (théoriquement) par un juge unique, qui avec cette procédure ne peut rendre que des décisions négatives.
À Marseille, 1 300 requêtes ont ainsi été rejetées l'année dernière par ordonnances de tri. 80 % concernaient le droit des étrangers. La juridiction n'est pas seule à recourir à ces procédures expéditives. Maryse Boulard, responsable du soutien juridique à La Cimade, observe par exemple que la cour administrative d'appel de Paris « s’est vraiment saisie de cette possibilité depuis l’année dernière, après le vote de la loi Collomb ».
Mais à la cour administrative de Marseille, première de France par le nombre de requêtes traitées, une présidente a mis en place, avant de partir à la retraite, ce pôle Presaj dont le but est d'optimiser l'élimination des requêtes des étrangers.
Tous les recours font l'objet d'un premier tri sommaire à leur arrivée à la cour. Un greffier en chef adjoint se charge de les orienter vers l'une des neuf chambres spécialisées afin qu'ils soient instruits puis débattus en audience publique. Mais s'il juge (sans être juge) que l'un d'eux semble voué à recevoir une réponse négative, il l'oriente vers Presaj. Le pôle a reçu près de 500 requêtes depuis début 2019. Toutes concernaient le droit des étrangers.

Le pôle est dirigé par un « assistant du contentieux » – qui a rédigé en deux ans quelque 250 ordonnances de tri avec l'aide d'un « assistant de justice » (étudiant en CDD de deux ans à la cour). Des élèves avocats, en stage pendant six mois, traitent aussi des dossiers (quinze par personne) pour aider la machine à tourner. Ils sont encore moins formés que les assistants de justice, qui eux-mêmes n’ont quasiment aucune formation sur les ordonnances. Aucun magistrat dans ce pôle.
« C’est tout de même stupéfiant, réagit Vannina Vincensini, coprésidente de la commission droit des étrangers au barreau de Marseille. C’est comme si l’on avait créé une chambre fantôme avec des juges fantômes dédiée au rejet des requêtes étrangers ! »
Laurence Helmlinger, présidente depuis deux ans de la cour administrative de Marseille, précise que « le fait que les requérants soient étrangers n’est bien sûr pas la raison de cet usage des ordonnances de tri ». Ils ont parfaitement le droit, « c’est même parfois vital pour eux », d'utiliser toutes les voies de recours.
« Mais dans cette matière, poursuit-elle, nous avons le sentiment d’avoir aussi affaire à un nombre particulièrement élevé de recours dilatoires, qui se contentent de reprendre les argumentations qui n’avaient pas convaincu le premier juge [le tribunal administratif], sans les renouveler, sans apporter de pièces nouvelles. »
Gilbert Thémis confirme que trop souvent « les avocats ne font pas leur boulot », ce qui pousse la justice administrative à s'organiser pour résorber l'encombrement. Mais quand on lui demande si cela crée un risque que des requêtes sérieuses, méritant des audiences collégiales, soient rejetées par erreur dans le flot des ordonnances de tri, il marque un temps de silence. Puis répond lentement : « La réponse me semble comprise dans la question. Est-ce que j’ai un exemple en tête ? Malheureusement j’en ai plusieurs… »
Les avocats aussi. Philippe Pérollier, coprésident de la commission droit des étrangers au barreau de Marseille, cite l'exemple de l'un de ses clients qui, pour contester une interdiction de retour sur le territoire français et prouver sa très longue présence en France, avait produit devant la cour des attestations de diplômes, des certificats de scolarité et des relevés de notes universitaires.
Sa demande a été rejetée par une ordonnance de tri estimant que le justiciable ne justifiait pas d’une résidence habituelle en France, puisqu'il avait résidé plusieurs années « sous couvert de titres de séjour portant la mention “étudiant” qui ne lui donnaient pas vocation à résider durablement sur le territoire français ».
Sans audience collégiale, sans rapporteur public, un aide à la décision avait fait cette interprétation erronée (elle transpose un argument juridique valable pour les refus de séjour, pas pour les interdictions de retour).
Les responsables de la commission droit des étrangers s'alarment des dérives possibles, tout en reconnaissant que certains de leurs confrères profitent de l'aide juridictionnelle pour encombrer la cour de requêtes bâclées, sans aucune chance d'aboutir. Le droit des étrangers est devenu un fonds de commerce lucratif pour les avocats les moins scrupuleux. La clientèle est captive, souvent dépassée par les rouages de la justice ; elle se plaint rarement, ne comprend pas toujours le français.
« Ce n’est pas illégitime d’avoir recours aux ordonnances de tri dans certains cas, admet Vannina Vincensini, coprésidente, avec Philippe Pérollier et Anaïs Leonhardt, de la commission droit des étrangers. Ce qui m’interroge, c’est la récurrence de cette procédure et le fait de savoir qui rédige ces ordonnances. »
Les assistants de Presaj puisent pour les rédiger dans une « base de données » que Mediapart a pu consulter. Elle dresse sur 220 pages « un tableau complet et ordonné des différentes formulations qui peuvent être retenues pour la rédaction » d'ordonnances de rejet. Et l'introduction du document précise qu'il ne s'agit pas d'un recueil de jurisprudence officiel, mais d'une « approche plus spécifique », pour « le contentieux des étrangers ». Son objectif : « Relever toute la diversité des façons de répondre » afin qu'il ne puisse être fait reproche « de rejeter une requête de manière imprécise et stéréotypée ».
Une forme d'automatisation que l'on rencontre désormais à chaque étape du parcours d'un étranger devant la justice française. Les préfectures ont développé des réponses types pour répondre par exemple à la hausse des demandes de titres de séjour ? De nombreux avocats utilisent à leur tour des moyens de défense types pour contester ces décisions, ils copient-collent leurs arguments d'une requête à l'autre (en oubliant parfois de changer le nom de leur client).
À la cour, des « aides à la décision » piochent ensuite dans leur base de données pour répondre à ces arguments. Un sous-droit pour des sous-justiciables.
Impossible pour les plaignants de savoir que les ordonnances ne sont pas rédigées par des magistrats : elles sont toutes signées par des juges. La présidente de la cour signe ainsi celles qui arrivent de Presaj. Laurence Helmlinger assure qu'elle prend le temps d'ouvrir chaque dossier et renvoie d'ailleurs « environ une affaire sur dix » en audience collégiale.
« Ces ordonnances, ajoute-t-elle, sont préparées par les aides à la décision mais elles doivent être relues et signées par des magistrats qui s’en approprient chaque terme. » Un juriste confirme que la présidente « regarde » chaque affaire, ce qui « n’est pas le cas de tous les présidents de chambre ».
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Quelques magistrats s'agacent de la « pression statistique » qui pousse à ce type de procédures hâtives. Le Conseil d'État, juge suprême mais aussi gestionnaire des tribunaux administratifs, impose des logiques managériales, des « objectifs partagés ». Aux audiences solennelles, les présidents et les présidentes parlent de plus en plus d'objectifs à tenir.
« La statistique vampirise les discours, on ne parle plus beaucoup de justice », regrette une conseillère. « Mais derrière la statistique, répond la présidente Helmlinger, nous devons faire avec des ressources humaines qui ne progressent plus, tout en nous efforçant de rester dans des délais de jugement décents [un an à la cour administrative de Marseille – ndlr]. »
Certains magistrats assument de façon plus cynique. Au cours d'une audience solennelle en octobre, Françoise Sichler, présidente de la cour d’appel de Nancy, regrettait ainsi que le droit des étrangers accapare « du temps, des effectifs ».
Avant d'ajouter tranquillement : « D’ailleurs, j’ai décidé de ne pas le privilégier. Comme nous avons de moins en moins de moyens, cela m’est égal de stocker un peu de ce contentieux des étrangers. J’ai décidé de privilégier les autres affaires – marchés publics, fiscalité, urbanisme –, les affaires qui comptent réellement pour les citoyens. Les étrangers, ils comptent aussi, mais le fait que l’on juge tardivement en appel n’a aucune incidence pour eux parce que quand le tribunal a rejeté leur requête, ils partent dans la nature. »
Discours et objectifs engagent-ils tous les magistrats ? « Bien sûr, il n’y a pas de discours explicite incitant à bâcler les dossiers, soupire Gilbert Thémis. Mais les carrières se font sur les statistiques, les objectifs partagés. »
Dans les couloirs de la cour administrative de Marseille, on parle beaucoup de cette justice expéditive, de la restriction de l’accès au droit pour les étrangers, pour les pauvres. Certains juristes sont révoltés. Mais ces indignations muettes agacent Gilbert Thémis : « S’ils ont le nez bouché, qu’ils se mouchent. J’observe que certains déplorent mais font ce qu’on leur demande. Personne n’est obligé d’être un héros, mais chacun peut au moins avoir une stratégie d’évitement. Nous sommes complètement inamovibles. Des magistrats ont toujours le choix. »